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forma de ses protégés avec beaucoup d’intérêt, et ceux-ci sont encore aujourd’hui les maîtres des petits états qui ne leur ont coûté qu’un morceau de pain. De ce qu’avait fondé Rundjet-Singh au prix de tant de crimes et de violences, cette dotation faite dans un accès de générosité es peut-être tout ce qui reste.

Ces monarques sans autorité ont autour d’eux une cour nombreuse, des vizirs, des escortes, en un mot tout l’appareil de la grandeur. Autour de leurs palais sont parqués des éléphans qui leur rappellent des siècles d’indépendance et de gloire. Dans les temps héroïques célébrés par les poètes, la capitale des Mogols se nommait Hastinapoura, la ville des éléphans. Le barde Tchand, qui chanta les exploits du dernier roi de l’Inde, appelle son maître du titre glorieux de roi des éléphans. Ce majestueux quadrupède est en effet le symbole de la puissance dans l’Inde ; quelques princes ont porté son effigie sur leurs bannières ; dans les temples bouddhiques, son image sculptée figura magnifiquement sous les voûtes des portiques ; cependant sa vraie patrie est l’Inde méridionale, Ceylan, les marais de la presqu’île et les terres basses qui s’étendent entre le Gange et l’Irawatti. Chez les Radjpoutes, qui sont de l’ancienne race des ariens et qui ont su se maintenir héroïquement dans leur pays de sables et de montagnes, on trouve surtout le chameau bactrien, bête de somme patiente et sobre, et le chameau de course, le dromadaire aux jambes grêles. Le cheval appartient plus particulièrement aux Mogols, aux Afghans, aux tribus moins sédentaires qui ont guerroyé en tous sens dans le nord de l’Inde et dans l’Asie centrale. Le padichah musulman qui enleva Dehli au roi Prithiviradja est appelé roi des chevaux par le même poète Tchand. Le cheval, si fier et si courageux, est en effet l’auxiliaire des nations conquérantes ; il pénètre partout, il emporte le guerrier au-devant des combats ; la Providence ne l’a point fait naître dans le voisinage de l’éléphant, qui l’épouvante par sa masse sombre et disgracieuse, comme le chameau lui déplaît par sa difformité. À la longue, l’homme a fini par acclimater hors de leur pays et par faire vivre ensemble ces trois espèces d’animaux, qui correspondent à trois régions différentes et à trois rameaux de la famille humaine. C’est la présence simultanée de l’éléphant, du chameau et du cheval qui donne aux cortèges des princes de l’Inde et aux colonnes expéditionnaires de la compagnie cet aspect étrange, pittoresque et grandiose où se reflète avec éclat la pompe asiatique. En voyant défiler ces armées pacifiques ou conquérantes, et se mouvoir à grand bruit dans les tourbillons de poussière ces animaux d’allure diverse entourés d’une masse de soldats de toutes couleurs et de toutes armes, on se rappelle tout ce qu’il y a eu dans le passé de grand et de terrible : la retraite de Sardanapale à Ninive, la rencontre d’Alexandre et de Porus, les batailles livrées par Pyrrhus aux