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attestent aussi sa célébrité et l’estime que l’on avait pour ses ouvrages.

Le mérite réel de Villasandino n’est pas bien éminent. Talent docile, mais sans profondeur, indifférent aux préoccupations morales et mystiques des esprits qui l’entouraient, il se dévoue au culte du mètre et de la rime avec un bonheur alors sans exemple, et tout en gardant son originalité castillane, devient le grand asservisseur de la poésie au goût recherché des Italiens et aux broderies rhythmiques des Provençaux. Enivré par l’encens qu’on lui prodiguait de toutes parts, il croyait avoir reçu du ciel l’étincelle divine de l’inspiration. Le pauvre troubadour s’abusait étrangement. Sans mériter le dédain que M. Ticknor et d’autres historiens recommandables ne lui ménagent pas, il n’a jamais atteint à la véritable poésie. Aussi faut-il renoncer à faire comprendre, par quelques citations, la nature de son talent. Le choix parmi les pièces qu’il a laissées n’est guère possible. Pour lui, la poésie n’est qu’une espèce de ciselure métrique ou bien une frivole récréation de l’esprit. Quelques qualités demandent grâce cependant pour les nombreux défauts que nous avons à signaler chez lui. Si, par son intolérance à l’égard de la poésie du peuple, il contribua puissamment à la dépréciation où tombèrent les romances, véritables trésors de haute et énergique inspiration, il eut du moins la gloire de donner à l’idiome castillan une grâce, une souplesse, une liberté que l’on chercherait en vain dans l’incisif archiprêtre de Hita, ou dans les autres poètes ses devanciers, presque tous supérieurs à lui par l’intention et la profondeur. N’oublions pas non plus qu’en contribuant plus que tout autre à secouer le joug du monotone quatrain monorime et en donnant à ses chansons une cadence nette et harmonieuse jusqu’alors inconnue, Villasandino fit faire d’immenses progrès à la versification, et cela à une époque encore grossière, où l’épuration et la culture de la forme pouvaient être comptées au nombre des besoins mêmes de l’intelligence et des instrumens de la civilisation.

Parmi les autres poètes dont le Cancionero nous a conservé les Inspirations, il en est un qui, mieux doué que Villasandino, mérita d’être placé par le marquis de Santillana au premier rang parmi les troubadours de son époque. Inférieur à Villasandino par la souplesse, Impérial remportait sur lui par la profondeur. « On ne doit pas, dit le marquis de Santillana dans une lettre célèbre au connétable de Portugal, le qualifier de chansonnier, mais de poète[1]. » Né à Gênes, à ce qu’il parait, de parens espagnols, Impérial fixa sa résidence à Séville, qui était alors un des grands centres du mouvement littéraire. Ce poète ne se distingue pas par les heureuses saillies, ni par la verve moqueuse de la plupart de ses contemporains. Son talent le portait vers les conceptions abstraites de la scolastique dont se nourrissait toute la poésie savante du moyen âge ; il affectionnait singulièrement cette mythologie allégorique que les clercs, les lettrés du temps, avaient substituée aux récits naïfs et vigoureux des chanteurs populaires. Impérial unissait à une facilité naturelle de versification toutes les connaissances philologiques de

  1. Yo no le llamaria decidor o trovador, mas poeta. — Cette lettre, écrite de 1455 à 1458, est un morceau de critique admirable pour le temps.