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galanterie de chaque seigneur qui veut bien le payer trouve en lui un interprète des plus complaisans. L’ingratitude est le propre de pareilles natures. D’abord attaché au parti du connétable Ruy Lopez d’Avalos, ce poète courtisan quitta son noble patron pour le cardinal d’Espagne, don Pedro de Frias, qui avait remplacé le connétable dans la faveur de Henri III ; plus tard il prodigua de grossières invectives au cardinal, disgracié et banni du royaume. Ce flatteur, cet aventurier, doué d’ailleurs d’une rare facilité poétique, s’appelait Villasandino.

Chevalier pauvre, comme il l’avoue lui-même, sensuel et déréglé, Villasandino ne se sentait pas le courage de vivre hors de la sphère aristocratique où le retenaient ses instincts ou ses habitudes. Ni les ressources de son mince patrimoine, ni la fortune de sa seconde femme, ni les libéralités du roi et des grands ne pouvaient réussir à satisfaire ses besoins d’homme de plaisir ; de là cette allure mendiante et sordide de sa muse, ces supplications, ces demandes continuelles qui l’ont fait prendre par quelques écrivains mal informés pour une victime de l’indifférence de ses concitoyens. Sans doute l’époque où vécut Villasandino n’était guère favorable aux succès poétiques ; les quatre règnes qu’il traversa[1] ne furent qu’une suite de troubles, d’alarmes, de petites guerres féodales ; cependant ces malheurs publics étaient loin d’étouffer l’essor de la pensée en Espagne, ni le goût de ces évolutions de l’esprit qui constituaient alors à peu près toute la poésie érudite. La misère de Villasandino, quoi qu’on ait pu dire, ne fut donc que l’effet de sa propre inconduite.

Il est curieux d’ailleurs d’observer, dans ses poésies, les procédés par lesquels cette misère cherche à exciter la compassion : « Ayez pitié de moi, écrit-il au connétable Lopez. Dans mon extrême misère, je demande la mort à grands cris[2]. » — « Je meurs de faim, puissant seigneur ! » lui dit-il en une autre occasion. À la reine-mère, dona Catalina, il demande une petite aumône, una limosna abreviada. Quelquefois il s’y prend assez maladroitement, et il lui arrive de parler de ses deux valets, l’un à cheval, l’autre à pied, de ses deux mules et des fruits de son jardin dans les pièces mêmes où il prétend manquer de pain. Ces demandes contrastent par leur importance avec le ton humble que prend le solliciteur. La petite aumône par exemple qu’il sollicite de la reine-mère, c’est une somme suffisante pour acheter un domaine à Illescas. À don Alvaro de Luna, il demande tout simplement de l’enrichir. Non content d’attendrir, il cherche à amuser ; comme le trouvère ffançais Rutebeuf, qu’il rappelle en cela, il rencontre d’assez heureuses saillies. Il faut remarquer avec quelle aisance de scepticisme il plaisante sur les prêtres de Saint-Vincent Ferrer, qui, en 1411, tirent à Ayllon, non loin de Ségovie, l’éloge de la pauvreté. Toute cette misère, répétons-le bien, est factice. Le Cancionero renferme des témoignages qui prouvent que Villasandino payait une contribution de deux cargas pour les propriétés qu’il possédait[3].

  1. Né vers 1340, il mourut vers 1429.
  2. Dolet vos de un que pido la muerte
    Con pura lazerya e amargo gemido.
  3. Il fait allusion a ces propriétés dans la soixante-troisième pièce du recueil, où il dit à la reine-mère que le mauvais état de ses terres lui tourne le sang, — Heredad mal reparada — Torna la sangre amarylla.