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I

L’auteur du recueil, le compilateur qui en réunit les élémens épars, était un Juif converti. Juan Alfonso de Baena n’était pas, comme l’a dit un des récens historiens de la littérature espagnole, M. Ticknor, secrétaire du roi d’Espagne, mais employé dans les bureaux de la marine royale. À en juger par ces vers que lui adressa un poète du temps, Ferrant Manuel Lando : « Tu as toujours montré la forfanterie d’un batailleur, en additionnant avec tes écritoires et ton encre bien noire les rentes de l’année[1], » les fonctions de Juan Alfonso au palais n’étaient ni bien élevées ni bien poétiques. Il cultivait pourtant avec assiduité el arte de la poetuya e gaya çiencia, ainsi que le prouvent ses propres essais poétiques, qu’il n’a pas négligé de faire entrer dans son anthologie

Juan Alfonso de Baena eut de violons détracteurs, et il n’en exerça pas moins une certaine autorité littéraire. Il est aisé d’en reconnaître les traces dans les éloges que lui adressèrent quelques troubadours, ses contemporains. La protection accordée à ses vers par le roi et quelques grands seigneurs du temps, le ton magistral des remarques introduites par Baena dans son recueil, prouvent assez qu’il s’était acquis, comme poète et comme critique, une certaine influence. C’était un de ces esprits souples et vifs comme on en rencontre beaucoup dans le XVe siècle, qui avaient su faire pardonner leur origine judaïque à force d’adresse mondaine, et s’assurer même l’accès des palais de la noblesse. Le roi Jean était passionné pour les lettres ; afin de lui plaire, Baena n’imagina rien de mieux que de former une vaste compilation, non de chants populaires malheureusement dédaignés alors, mais de poésies artificielles et savantes nées dans le cabinet, la cour ou le cloître, comme il le dit lui-même dans une emphatique préface. C’est à une ambition de courtisan que nous devons donc un des plus curieux monumens historiques de la société espagnole à la fin du moyen âge. Cette société ne pouvait être mieux représentée, on va le voir, que par les poètes érudits, mondains ou religieux, que le Cancionero fait passer sous nos yeux.

Le premier de ces poètes qu’on rencontre en suivant l’ordre même du Cancionero, a joui d’une grande célébrité dans l’Espagne du XVe siècle : fécondité, élégance, versification facile et brillante, tels étaient les signes distinctifs de son talent. Nous ne pouvons être pour lui aussi indulgent que ses contemporains. Nous n’aimons guère cette poésie toute superficielle, tour à tour frivole et savante, espiègle et pieuse, effrontée et rampante, où les grands côtés du moyen âge n’apparaissent jamais. Le poète même dont nous parlons se distingue assez tristement des hommes au milieu desquels il passa sa vie. Quoique soldat et chevalier, il n’a rien de la rude et hautaine indépendance des nobles castillans. Courtisan et troubadour mercenaire, il flatte à outrance les princes et les seigneurs, se fait le chroniqueur du palais, et mendie sans cesse de l’argent, des places, des chevaux, quelquefois même des habits. La

  1. Ca ssyenpre enfengistes de muy batallante,
    Con escrivanias è tynta bien pryeta,
    Sumando las rrentas del año passante.