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toutes les supériorités, d’accroître sa population en s’assimilant l’élite des petites nations qui l’entouraient. Elle attira dans ses murs la richesse et les talens de toute l’Italie, et ce ne fut qu’après avoir bien constaté l’accroissement de ses forces matérielles qu’elle étendit au loin ses conquêtes. Elle s’en assura la possession tranquille en y transplantant sans cesse l’excédant de sa population et en garnisonnant de ses colonies les provinces subjuguées par ses armes. Cette prudente politique fut inconnue à la Grèce. Loin de songer à augmenter sa population, chaque cité hellénique se montrait si jalouse de ses droits, qu’elle excluait de son sein les étrangers qui auraient pu lui être le plus utiles. Les antiques institutions de la Grèce semblent témoigner même de la crainte d’un accroissement de citoyens. Les colonies grecques ne conservaient que des liens très faibles avec leur métropole. Loin d’être des postes avancés pour des conquêtes futures, elles étaient plutôt un exil pour l’excédant de population de la cité mère. Aucune ville grecque, à l’exception de Sparte, n’eut un sénat comparable à celui de Rome, où les traditions gouvernementales, comme on dirait aujourd’hui, se transmettaient de génération en génération. Le hasard de la naissance ou bien un choix arbitraire composait le sénat de Lacédémone ; aussi les préjugés, l’entêtement, le mépris du progrès, furent toujours les vices caractéristiques de cette assemblée. Le sénat de Rome se recrutait parmi ses adversaires mêmes. Le tribun démocrate, devenu sénateur, prenait dans la curie l’esprit de corps et le respect des institutions qu’il avait d’abord combattues. Le patricien, averti sans cesse par ses nouveaux collègues des dispositions de l’esprit public, s’appliquait à conjurer les révolutions par des concessions opportunes. Le sénat enfin, continuellement rajeuni, absorbait tous les partis en lui-même et les dominait par la puissance de ses vieilles traditions. Je ne crois pas qu’aucune compagnie ait réuni dans son sein et plus heureusement combiné deux élémens nécessaires à la grandeur d’un état, l’esprit de conservation et l’esprit de progrès.

Le fractionnement de la Grèce en petites républiques et son incurable répugnance à la centralisation dans le gouvernement diminuèrent sensiblement ses forces comme nation, mais favorisèrent au plus haut degré le développement des talens individuels ; aucun peuple, en effet, n’a eu la gloire de produire tant d’hommes éminens en tous genres. Au moyen âge, les républiques italiennes offrirent un spectacle semblable. Comme la Grèce, elles furent une proie facile pour les peuples qu’elles appelaient barbares, et qui savaient se former en masses compactes. Est-ce une loi de nature que la puissance d’une nation soit incompatible avec la supériorité d’intelligence des individus ?


PROSPER MERIMEE.