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les dix mille me paraissent avoir été de vieux soldats fort intelligens, médiocrement disciplinés, excellens sur le champ de bataille, mais détestables en garnison.

Sans guides, harcelés par la cavalerie persane, ils se mettent en route se dirigeant vers le nord, et toujours emmenant leurs femmes de campagne et leurs bagages. Après plusieurs pénibles journées de marche et de combats continuels, ils apprennent qu’ils se trouvent à la frontière d’une province montagneuse, enclavée dans les domaines du grand roi, mais rebelle à son gouvernement : c’est le pays des Carduques. Ils s’y jettent, et là les Perses cessent de les poursuivre ; mais les montagnards leur disputent le passage. Les Grecs les battent, et par la rapidité de leur marche surprennent les défilés où les Carduques auraient pu les accabler. Délivrés d’ennemis courageux, mais inexpérimentés, les Grecs ont bientôt à lutter contre des obstacles bien plus redoutables : le froid, la neige, les attendent dans les âpres montagnes de l’Arménie. Là encore l’énergie des chefs, la constance des soldats, sauvent l’armée d’une destruction complète. Désormais la plus rude partie de sa tâche est terminée. Sauf quelques escarmouches peu sérieuses, elle s’avance toujours vers le nord sans être inquiétée, et enfin tout à coup, au sommet d’un col élevé, l’avant-garde aperçoit le Pont-Euxin. Toute l’armée pousse un long cri de joie. La mer, pour ce peuple de matelots, c’était déjà la patrie.

Mais ils ne sont pas au bout de leurs fatigues. Longtemps unis par le danger commun, ils commencent à se diviser dès qu’ils ont atteint le rivage. Quelques-uns des chefs, et probablement Xénophon était du nombre, se sentaient séduits par la gloire de fonder une colonie au milieu des barbares, une rivale des riches villes grecques du Bosphore, appelée sans doute à de plus hautes destinées, car quelle colonie avait jamais été fondée avec dix mille hoplites pour citoyens ? Cette gloire et cet avenir touchaient peu la masse des soldats. Les uns brûlaient de désir de revoir la terre natale ; d’autres, ne voulant pas rentrer chez eux les mains vides, proposaient de se louer à quelque roi ou satrape pour une solde avantageuse ; un grand nombre trouvait plus simple de se jeter sur quelque ville grecque du Bosphore et de la piller. D’un autre côté, les harmostes ou gouverneurs Spartiates, instruits qu’un gros corps de troupes avait atteint le rivage du Pont-Euxin, s’alarmaient de ses dispositions justement suspectes et cherchaient les moyens de s’en débarrasser, battus dans quelques expéditions témérairement entreprises et par détachemens isolés, exclus de la plupart des villes grecques effrayées de leurs violences, les dix mille sentirent bientôt que leur union était toute leur force, et se résignèrent de nouveau d’assez bonne grâce à obéir à