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peuple rebelle à l’autorité du grand roi, et il ne s’agissait que d’une campagne d’assez courte durée. Sous ce prétexte, il avait réuni un corps d’environ quinze mille hommes (les dix mille étaient tout autant) dont il donna le commandement à un Spartiate nommé Cléarque, le seul des capitaines grecs qui fût alors dans sa confidence. Bien que chef désigné de la division auxiliaire, Cléarque n’avait qu’une autorité assez médiocre, chaque capitaine ayant sa troupe particulière d’aventuriers levée par lui, qu’il regardait comme sa propriété et dans laquelle il n’eût pas souffert qu’on intervînt. Les Grecs, bien traités par Cyrus, charmés de ses manières affables, s’éloignèrent de la côte sans défiance, et ce fut assez loin des limites de son gouvernement qu’ils commencèrent à soupçonner ses projets et à faire leurs réflexions ; mais ils étaient déjà bien avancés, et, après tout, il leur était assez indifférent de combattre contre Artaxerce ou contre les Pisidiens. Cyrus doubla leur solde, leur paya un mois d’avance, et, gagnés par un si noble procédé, ils jurèrent de le suivre jusqu’au bout du monde.

M. Grote a décrit et expliqué avec sa sagacité ordinaire tous les mouvemens de l’armée de Cyrus depuis son départ de Sardes jusqu’à son arrivée dans la Babylonie. Mettant à profit les observations des voyageurs modernes aussi bien que les commentaires des érudits de toutes les époques, il a jeté une vive lumière sur le récit de Xénophon, qui n’a pu toujours indiquer d’une manière fort intelligible la marche de ses compagnons dans un pays dont il ignorait la langue. Si l’on se rappelle que l’armée grecque n’avait qu’un interprète, que son état-major ne possédait pas une carte, et que Cyrus, jusqu’au dernier moment, fit un mystère de ses projets, on s’étonnera que l’auteur grec ait pu donner tant de détails précis sur cette expédition. Un des faits les plus extraordinaires, expliqué, ce me semble, de la façon la plus plausible par M. Grote, c’est la facilité avec laquelle l’armée d’invasion arriva jusqu’à quelques marches de Babylone sans coup férir et presque sans voir d’ennemis. Les défilés de la Cilicie et de la Syrie, occupés par des troupes nombreuses, sont abandonnés sans combat ; plus loin, un immense retranchement de quinze lieues de long se présente devant l’armée de Cyrus, mais elle ne trouve pas un soldat pour le lui disputer. À Cunaxa, l’ennemi paraît enfin. Tout se prépare pour la bataille ; mais ce n’est point une bataille que cette journée où périt Cyrus. Tout se réduit à une escarmouche entre les gardes des deux prétendans à l’empire, ou plutôt à un duel entre les deux frères, avec plusieurs centaines de milliers de témoins. Cyrus succombe, et tout est fini. Quant aux Grecs, leur coopération se borne à chanter leur péan et à baisser leurs piques. L’ennemi s’enfuit, et s’enfuit si vite, qu’ils ne peuvent ni frapper un