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d’un savant suédois. Cette question ne touche pas seulement à l’histoire de la maison de Hanovre, mais à celle de l’aventureuse famille des Kœnigsmark. Que le hasard d’une rencontre, qu’une impression de voyage fortuite et purement accidentelle entrent ainsi pour beaucoup dans les études qui sembleraient par leur nature devoir le plus échapper aux lois capricieuses de l’imagination et de la fantaisie, voilà qui au besoin le prouverait ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’une fois qu’un sujet vous préoccupe et vous travaitle, toute chose y ramène votre esprit, et qu’il vient un moment où vous ne sauriez poser le pied sur un sol quelconque sans y trouver de quoi fournir à vos renseignemens. Byron avait coutume, pour se mettre en veine, d’ouvrir un livre, le premier qui lui tombait sous la main : traité d’archéologie, roman, histoire, poésie, peu importe, il ne manquait jamais, assurait-il, d’y trouver son compte. Avec cette race des Kœnigsmark, l’occasion, il est vrai, s’offrait belle. Ces héros-là se sont tellement emparés de leur époque, de Stockholm à Madrid, de Paris à Athènes, ils ont tellement battu les grands chemins du siècle, qu’il devient presque difficile à qui les a une fois connus d’éviter leur rencontre ; leur romanesque existence, disséminée de part et d’autre, a laissé en tous lieux des souvenirs, et je n’oublierai jamais qu’à huit cents lieues de leur pairie il m’arriva un jour, alors que j’y pensais le moins, de me heurter contre la tombe égarée d’un de ces guerroyeurs cosmopolites.

Comme le voyageur que je viens de citer, je m’étais attaché moi-même à recueillir en Allemagne tout ce qui reste de témoignages épars sur ce sujet, évoquant dans les jardins de Celle l’ombre sanglait le de Philippe, fouillant jusqu’aux sépulcres de Quedlimbourg, interrogeant la société hanovrienne, où, comme une tradition de famille, s’est perpétué le souvenir de la sombre chronique. À quelque temps de là, je me trouvais à Venise et j’allais visiter l’arsenal, lorsque la première chose que j’aperçois en entrant, c’est la statue d’un général fameux portant pour inscription cette laconique et superbe légende : Souper victori. Encore un Kœnigsmark[1] ! Celui-là fut l’oncle de Charles-Jean, et d’Aurore, et aussi de ce Philippe-Christophe, le dernier de sa race, dont nous voudrions cette fois raconter la tragique

  1. Othon-Guillaume de Konigsmark. Engagé au service de la république en 1686, il reçut du doge Cornaro le commandemens supérieur de toutes les troupes vénitiennes contre les Turcs. Après avoir pris Corinthe et s’être rendu maître d’une partie de la Morée, l’intrépide Conismarco (Venise, en l’adoptant, avait traduit son nom) vint résolument mettre le siège devant Athènes, ce que jamais aucun des généraux de la république n’avait osé faire. Les Vénitiens établirent leur camp dans un bois d’oliviers voisin de la cité de Minerve ; les Turcs, de haut de leur imprenable citadelle, les contemplaient sans sourciller. Or cette citadelle, dont les Ottomans, après l’avoir convertie en mosquée, avaient fait un magasin de poudre, c’était tout simplement le Parthénon, alors encore intact et dans toute la splendeur primitive de sa beauté classique. Kœnigsmark n’entendait rien aux arts. Dans ce monument respecté par les âges, dans le Parthénon, il ne vit, lui, en sa qualité de soudard issu de la guerre de trente ans, qu’un magasin de poudre qu’il fallait au plus tôt faire sauter, et de la main de ce Suédois iconoclaste vint la bombe sacrilège sous laquelle s’écroula le divin temple. L’aïeul n’avait que brûlé Prague ; mettre en ruines le Parthénon, c’était mieux !