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compagnie spéculant seulement, exploitant, réunissant au hasard des ouvriers sans lien, sans solidarité ; c’est un ensemble de cinq cents familles s’établissant sur le sol algérien et y prenant racine par le travail, par leurs intérêts. Est-ce à dire, qu’il ne puisse y avoir des déceptions ? Elles peuvent être nombreuses encore ; mais c’est là du moins, il nous semble, une des tentatives de colonisation qui s’offrent dans les conditions les plus sérieuses, les plus efficaces et les plus pratiques.

Reprenons un moment cette série de créations, d’entreprises, ce mouvement industriel en un mot où vient se mêler avec son caractère propre et distinct l’essai de colonisation algérienne. Oui, nous reconnaissons la grandeur de ces travaux : le génie de l’industrie et des transformations matérielles se manifeste dans notre siècle sous mille aspects merveilleux ; mais il y a en même temps une impression que ce spectacle réveille toujours d’une manière invincible, et ici nous revenons sans peine à notre point de départ. Ce monde matériel que nous décrivions, sans cesse occupé à se transformer, à élargir les sources de la richesse et des jouissances, à élever le niveau du bien-être, — ce monde a besoin de retrouver son assiette morale, de sentir renaître en lui une foi, un sens moral. L’industrie malheureusement n’apporte point toujours avec elle la moralisation. Il n’est personne ayant connu des villes, des localités où de grands travaux se soient accomplis, où des agglomérations d’ouvriers aient vécu, où la condition matérielle des populations se soit même améliorée, si l’on veut, qui n’ait été témoin aussi de ravages d’un autre genre. Là où vous porterez le goût et la facilité des jouissances, l’amour du bien-être sans contre-poids, sans que l’instinct moral redouble de puissance, vous pourrez créer des prospérités factices, des enivremens passagers ; mais vous préparerez des réveils terribles, où les âmes seront prêtes pour toutes les luttes, rebelles à tous les freins, et ne se courberont en frémissant que devant le joug de la force, parce que ce sera le seul auquel elles seront façonnées. Ce que peut l’intelligence dans ces conditions, il n’est pas besoin de le dire ; mais n’a-t-elle point elle-même à s’épurer et à se moraliser ?

Quand nous disions, il y a un instant, que c’était une question de savoir quelle était réellement la politique de la France, si elle devait s’étendre au dehors par l’ascendant commercial, ou si elle ne résultait pas plutôt d’une action tout intellectuelle, ce n’est point, on le comprend, que l’une de ces deux politiques soit absolument exclusive de l’autre ; seulement il y a toujours un élément qui domine. Et n’est-ce point en effet par les idées, par l’intelligence appliquée à la philosophie, a l’histoire, à la littérature, que s’exerce depuis longtemps l’influence de la France ? Notre pays ne crée point les idées ; il les met en état de faire leur chemin dans le monde, il les marque de son empreinte, il extrait des choses tout ce qui est possible et faisable, il est le grand vulgarisateur de l’univers ; c’est là sa puissance, et lorsque de tristes esprits mettent sous le nom de l’intelligence française leurs violentes et sinistres théories ou leurs inventions malsaines, ils touchent pour le corrompre à l’instrument même de la grandeur de la France, ils sont les fauteurs ou les complices d’une décadence. C’est ce qui fait aussi qu’il y a en quelque sorte un intérêt politique dans les résistances du goût national, dans les