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Longtemps Philadelphie a eu l’avantage sur New-York : le jour où elle a perdu la banque fédérale, immolée par Jackson, lui a été funeste. La supériorité commerciale de New-York s’est établie par le canal Erié, qui lui a livré les produits de l’ouest, vers lequel en outre ses chemins de fer se dirigent aujourd’hui. Philadelphie projette et prépare des communications avec la vallée de l’Ohio plus rapides que celles qu’elle possède, et une ligne de steamers transatlantiques, qu’elle établit en ce moment, détournera en partie le flot de l’émigration européenne à son profit. Cette émulation est ardente. La supériorité de New-York est le cauchemar des Pensylvaniens : ils n’accordent pas volontiers qu’elle soit la première ville de l’Union, et chicanent même sur les résultats du dernier dénombrement, qui donne à la cité rivale une population supérieure à celle de Philadelphie.

Je me promène par un temps froid et sous un ciel neigeux à travers les rues de cette ville, où je viens d’arriver. Dans le jardin public, je vois des écureuils gris courir sur les rameaux noirs des arbres dépouillés. Je m’aperçois qu’on leur a bâti de petites maisons au milieu des branches. Il y a dans cette bienveillance pour les animaux quelque chose qui rappelle Penn. Ces pauvres écureuils n’ont pas toujours été aussi bien traités : comme ils étaient funestes au maïs, on mit dans le dernier siècle leurs têtes à prix. Le gouvernement dépensa pour leur extermination 8,000 livres.

J’aime assez à aller au spectacle le jour de mon arrivée dans une ville : tout en écoutant les acteurs, on observe le public. D’ailleurs c’est un délassement. Après la fatigue du voyage, je ne suis pas disposé à supporter cette autre fatigue que produit une conversation en langue étrangère avec des gens que je vois pour la première fois. On jouait au théâtre de Philadelphie la traduction du Tyran de Padoue, de M. Victor Hugo. Un reste de pruderie quakeresse ne permettant pas de donner à l’héroïne le nom de courtisane, elle est devenue sur l’affiche une actrice, ce qui détruit le sens de toute la pièce, et montre en même temps que la condition du théâtre est considérée ici comme quelque chose de profane. L’actrice chargée de représenter Tisbé n’était ni Mlle Rachel ni même Mlle Dorval : elle m’a frappé par un jeu violent et aussi très abandonné. Toute la pruderie s’était dépensée sur l’affiche. Une danseuse assez fringante a eu un grand succès. Le spectacle a fini par une scène où j’ai cru trouver quelques traits des mœurs américaines, notamment dans le rôle d’un domestique qui n’en fait qu’à sa tête, qui dit à son maître : « Pourquoi voulez-vous écrire sur cette table plutôt que sur celle-ci ? » Seulement je tremble que cette petite comédie, qui me semble si américaine, ne soit une traduction de quelque vaudeville français.