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ne veut pas qu’on s’occupe trop. Par exemple, Poinsinet de Sivry, le cousin du petit Poinsinet, l’auteur de Briséis et de quelques autres pièces tombées, ne demanderait pas mieux que de se rendre à la première réunion des auteurs dramatiques, mais il en est empêché par un obstacle qu’il va nous faire connaître lui-même d’une manière assez gaie :


« Un obstacle invincible m’empêche, monsieur, écrit-il à Beaumarchais, de me rendre à votre invitation. Rappelez-vous, je vous prie, que vous avez eu affaire à un juge corrompu ; eh bien ! monsieur, j’ai eu affaire, moi, à un fripon d’huissier qui m’a soufflé toute assignation, toute signification de procédure, au moyen de quoi je me trouve, contre toute espèce de justice, détenu prisonnier au For-Lévêque[1] pour une dette consulaire que je prouve avoir payée, et j’ai résolu de rester là jusqu’à ce que je sois parvenu à faire pendre cet huissier. Recevant votre lettre ce matin à dix heures, il ne me reste pas assez de temps jusqu’à l’heure du dîner pour faire faire et parfaire le procès à cet honnête homme. Ces huissiers ont la vie dure, et sont, dit-on, très longs à pendre ; ainsi, monsieur, trouvez bon que je remette la partie du dîner à une autre fois.

« Eh quoi ! monsieur, avez-vous donc entrepris d’être toute votre vie en procès avec de jolies femmes, et comptez-vous avoir aussi bon marché d’une troupe d’actrices que d’une mince conseillère ? Je me suis trouvé une fois en ma vie dans cette mêlée-là, et si je suis encore existant, c’est qu’il y a un Dieu pour les pauvres auteurs dramatiques, comme pour les fiacres et les ivrognes. Mais parlons sérieusement, puisqu’il s’agit des intérêts de nos confrères les gens de lettres.

« Rien de plus légitime, monsieur, que la cause que vous entreprenez de défendre, et quoique vous ayez affaire à forte partie, j’augure qu’elle aura une heureuse et prompte issue, puisqu’elle vous a pour avocat, et pour arbitre un seigneur aussi porté pour les intérêts de la littérature, et d’ailleurs un juge aussi irréprochable que M. le maréchal de Duras ; ainsi nos intérêts communs ne sauraient être en meilleures mains. J’ai un regret sincère de ne pouvoir coopérer personnellement, et moi présent, à ce que vous désirez ; tout ce que je puis faire, monsieur, c’est de vous donner ma voix et ma pleine procuration, en sorte que dans tout le cours de cette affaire vous aurez toujours deux voix à faire valoir, la vôtre et la mienne, sans préjudice des autres. Je suis extrêmement flatté, monsieur, de l’occasion que vous me donnez de vous témoigner toute mon estime et la haute considération avec laquelle je suis, monsieur, etc.,

Poinsinet de Sivry.
« Ce 17 juillet 1777. »


Malgré les empêchemens assez variés, on vient de le voir, qui s’opposent au succès des plans de Beaumarchais pour l’affranchissement des auteurs dramatiques, il n’en persiste pas moins ; son projet fut d’ailleurs accueilli par la très grande majorité des auteurs avec

  1. Cette prison était à la fois une sorte de prison d’état pour les bourgeois et une maison de détention pour dettes.