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Réunir des hommes jusque-là habitués à vivre isolés et souvent jaloux les uns des autres n’était pas chose facile, même en invoquant leur intérêt commun. On va juger par diverses lettres inédites des obstacles que Beaumarchais eut à vaincre. Pour donner plus de poids à son entreprise, il tenait d’abord à s’associer les auteurs dramatiques qui faisaient partie de l’Académie française. Il y en avait trois : le vieux Saurin, l’auteur de Spartacus, qui accepte sans trop se faire prier ; Marmontel, qui consent avec empressement à se ranger sous la bannière arborée par Beaumarchais ; puis enfin La Harpe, jeune encore, nouvellement élu, assez difficile à vivre, ayant une foule de querelles (ses ennemis l’appelaient La Harpie), et n’ayant point encore appris le pardon des injures qu’il ne put jamais, à vrai dire, pratiquer complètement, même après sa conversion. Voici sa réponse à l’invitation de Beaumarchais. Si la fin annonce un homme assez peu traitable, le début semble indiquer également un peu de dépit de voir un autre que lui se mettre en avant avec l’assentiment du duc de Duras :


« 29 juin.

« M. le maréchal de Duras, écrit La Harpe, m’a déjà fait l’honneur, monsieur, de me communiquer, et même avec beaucoup de détail, les nouveaux arrangemens qu’il projette, et qui tendent tous à la perfection du théâtre et à la satisfaction des auteurs. Je n’en suis pas moins disposé à conférer avec vous et avec ceux qui comme vous, monsieur, ont contribué à enrichir notre théâtre, sur nos communs intérêts et sur les moyens d’améliorer et d’assurer le sort des écrivains dramatiques.

« Il entre dans mon plan de vie, nécessité par des occupations pressantes, de ne jamais dîner hors de chez moi[1] ; mais j’aurai l’honneur de me rendre chez vous dans l’après-dînée. Je dois vous prévenir que si par hasard M. Sauvigny[2] devait s’y trouver ou bien M. Dorat, je ne m’y trouverais pas. Vous connaissez trop le monde pour m’aboucher avec mes ennemis déclarés.

« J’ai l’honneur d’être avec la considération la plus distinguée, monsieur, votre, etc.

« Delaharpe (sic). »


Beaumarchais, un peu embarrassé, car il a invité également Sauvigny et Dorat, répond à La Harpe la lettre suivante :


« Vous m’avez imposé, monsieur, la dure loi de vous prévenir si MM. Dorat et Sauvigny me faisaient l’honneur de dîner chez moi aujourd’hui. L’un m’a promis de dîner, l’autre de venir l’après-midi ; mais dans une cause commune, permettez-moi de vous faire observer que la coutume en tout pays est de faire trêve aux querelles particulières, et celles-ci sont-elles assez graves pour brouiller personnellement à ce point les plus honnêtes gens de la littérature ?

  1. Le dîner était alors un repas qui se prenait dans l’après-midi.
  2. Le chevalier de Sauvigny, auteur des Illinois et de Gabrielle d’Estrées.