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Quand dans la plaine, etc. L’aimable actrice qui avait créé le rôle de Rosine, Mlle  Doligny[1], peu habituée à chanter en public et encore moins habituée à être sifflée, refusait absolument de recommencer l’expérience, et Beaumarchais avait dû se résigner au sacrifice de son air ; mais en toutes choses il ne se résignait jamais que provisoirement. Aux approches de la représentation de clôture, il proposa aux comédiens de rédiger pour eux, sous forme de scènes, un compliment de clôture original et amusant, mais à une condition, c’est qu’on chanterait son fameux air intercalé dans le compliment en question, qui devait être joué par tous les acteurs du Barbier. Comme Mlle  Doligny se refusait toujours à le chanter et comme Beaumarchais aurait craint de la blesser en faisant figurer dans sa petite pièce une autre Rosine, il y supprima le rôle de Rosine et le remplaça par l’intervention en personne d’une autre actrice plus hardie et qui chantait très bien, Mlle  Luzzi[2].

Pour comprendre cette petite comédie, qui fait suite au Barbier, il faut donc se figurer que nous sommes arrivés à la représentation de clôture du 29 mars 1775. On vient de jouer le Barbier pour la treizième fois. Au moment où le public s’attend à voir, suivant l’usage ordinaire, arriver sur la scène en habit de ville un des acteurs chargés de lui dire adieu en termes solennels au nom de la Comédie-Française, la toile se lève, et le gros Desessarts, avec le costume du rôle de Bartholo qu’il vient de jouer, apparaît dans l’attitude du désespoir.


SCÈNE PREMIÈRE.
Bartholo (Desessarts), seul, se promenant un papier à la main. — La toile se lève. Il parle à la coulisse.

Rougeau ! Renard[3] ! ne levez pas la toile encore, mes amis, je ne suis pas prêt… Diable d’homme aussi, qui nous promet un compliment pour la clô-

  1. C’était la même actrice qui huit ans auparavant avait créé le rôle d’Eugénie. Beaumarchais lui réservait le rôle de la comtesse Almaviva dans le Mariage de Figaro, lorsqu’elle se retira du théâtre en 1788, laissant le souvenir d’un talent plein d’agrément et (ce qui était rare alors, sans être devenu très commun aujourd’hui) le souvenir d’une moralité irréprochable, confirmé par tous les témoignages contemporains. On sait que c’est pour avoir opposé un peu brutalement la sagesse de Mlle  Doligny aux légèretés de Mlle  Clairon que l’austère Fréron fut envoyé en 1765 au For-l’Évêque. Beaumarchais avait beaucoup d’estime et d’affection pour Mlle  Doligny, dont j’ai retrouvé quelques lettres. Ces lettres sont d’un ton distingué, et confirment très bien l’idée qui est restée d’elle. Le ton de Beaumarchais est d’un ami affectueux, enjoué et sans aucune nuance de galanterie. Cette charmante actrice épousa un littérateur estimable, M. Dudoyer.
  2. Mlle  Luzzi était en 1775, une fort jolie soubrette douée de talens très variés, car en même temps qu’elle jouait la comédie fort agréablement, elle chantait et dansait au besoin. Un jour même qu’on manquait de tragédiennes, elle joua avec Lekain dans Tancrède le rôle d’Aménaïde, s’en tira très bien et eut beaucoup de succès.
  3. Ce sont sans doute les deux machinistes du théâtre.