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se trouvant trop court, Beaumarchais l’avait farci de quolibets débités par Figaro, qui, non content de chanter l’air inédit cité plus haut, faisait chanter à Almaviva d’autres couplets qui ne valent pas la peine d’être cités, et se livrait à une foule de plaisanteries d’un goût équivoque sur les médecins, sur les femmes, sur la mythologie.

Dans ce malheureux acte supplémentaire, Beaumarchais avait trouvé le secret de gâter la meilleure scène de toute la pièce, celle où Basile voit Bartholo, complice involontaire de la supercherie dont il doit être la victime, s’accorder avec Almaviva, Rosine et Figaro pour lui imposer silence, et s’écrie : « Qui diable est-ce donc qu’on trompe ici ? tout le monde est dans le secret. » L’effet de cette scène si neuve, si bien amenée, si bien dialoguée, était compromis par un prolongement inutile, où Beaumarchais continuait et forçait l’imbroglio après le départ de Basile.

C’est avec cette physionomie, chargée, outrée, embrouillée, que le Barbier de Séville se présenta pour la première fois devant le public le 23 février 1775. Le retentissement des Mémoires contre Goëzman était encore dans toute sa force. Les obstacles qui arrêtaient depuis deux ans la représentation de la pièce avaient redoublé la curiosité. Beaumarchais était déjà en possession du privilège d’exercer sur la foule une puissance d’attraction inouïe ; il y eut à sa première comédie une affluence de spectateurs qui ne devait être dépassée qu’à la seconde. « Jamais, dit Grimm au sujet du Barbier, jamais première représentation n’attira plus de monde. — On ne pouvait, dit de son côté La Harpe dans sa Correspondance, on ne pouvait paraître dans un moment plus marqué de faveur populaire, ni attirer un plus grand concours[1]. »

L’effet produit sur ce nombreux auditoire fut un effet de déception très marquée : on s’attendait à un chef-d’œuvre. « Il est toujours difficile, écrit La Harpe à cette époque, de répondre à une grande attente. La pièce a paru un peu farce, les longueurs ont ennuyé, les mauvaises plaisanteries ont dégoûté, les mauvaises mœurs ont révolté[2]. » Cette première impression de La Harpe, quand on la compare à celle que produit la lecture du manuscrit du Barbier tel qu’il fut d’abord représenté, semble assez exacte[3]. Beaumarchais avait

  1. Je vois en effet dans les registres de la Comédie-Française que la recette de la première représentation du Barbier fut de 3,367 livres, chiffre énorme pour le temps, surtout si l’on considère que ce chiffre fourni par la Comédie dans ses comptes avec Beaumarchais ne comprend guère que la recette de la porte. Il est encore bien inférieur aux recettes fabuleuses du Mariage de Figaro ; mais il dépasse déjà la recette de plusieurs des plus célèbres tragédies de Voltaire, notamment de Mérope, dont la première représentation ne produisit que 3,270 livres.
  2. La Harpe, Correspondance littéraire, t. Ier, p. 99.
  3. Grimm, que nous avons vu sévère jusqu’au dédain pour les drames de Beaumar-