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sance entre Figaro et Almaviva ; elle fut également repoussée par le public en 1775, comme trop forcée, trop voisine de la charge. Beaumarchais la retira, mais pour la reporter intrépidement dans le Mariage, où elle eut beaucoup de succès, et où elle est encore en possession d’amuser le parterre. Sous l’influence du Barbier de Séville même, et par d’autres causes plus générales, le goût public, de 1775 à 1784, s’était modifié ; il était devenu de moins en moins difficile sur la distinction des genres et des tons[1].

Pour compléter cette comparaison des trois textes du Barbier de Séville, après avoir parlé des passages que Beaumarchais renforçait sur le manuscrit primitif et de ceux qu’il ajournait, il nous faut dire un mot de ceux qu’il fut obligé de retrancher absolument après la première représentation. L’occasion d’étudier un auteur célèbre dans l’intimité de ses procédés de composition, dans ses ratures, dans ses variantes et dans ses brouillons, se présente rarement, et c’est peut-être le moyen le plus sûr de se faire une idée juste des qualités et des défauts de son esprit.

Avec son parti pris de restaurer l’ancienne jovialité gauloise, Beaumarchais ne craint pas d’outrer le comique jusqu’à la farce ; mais comme il veut plaire également aux esprits raffinés, et comme d’ailleurs un auteur ne se soustrait jamais complètement aux influences de son époque, il en résulte que cet ennemi déclaré de la recherche et de l’affectation dans les idées et le langage est souvent prétentieux et maniéré. Ces deux défauts en sens contraire, la prétention et la trivialité, dont on trouve encore des traces dans la charmante comédie du Barbier telle que nous la possédons, étaient bien plus saillans dans le texte de la première représentation. Pour n’en citer qu’un exemple, au début de la pièce, Almaviva, en se promenant

  1. La tirade sur goddam dans le Barbier de Séville se liait au reste de la scène de la manière suivante : Figaro racontait qu’il avait voyagé en Angleterre, et il débitait ensuite sa tirade. Almaviva lui répondait : « Avec une telle science, tu pouvais courir l’Europe entière. — Figaro. Aussi pour m’en revenir ai-je traversé la France avec beaucoup d’agrément, car je sais aussi les mots principaux de ce pays-là. » Le terrain ici devenait scabreux. Beaumarchais, après avoir montré la difficulté, l’esquivait par ces mots d’Almaviva : « Fais-moi grâce de l’érudition, achève ton histoire. — Figaro. De retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talens littéraires ; j’ai fait deux drames. — Almaviva. Miséricorde ! — Figaro. Est-ce le genre ou l’auteur que votre excellence dédaigne ? — Almaviva. J’entends dire trop de mal du genre pour qu’il n’y ait pas quelque bien à en penser. » Cette citation suffit pour que ceux qui ont présent à la mémoire le texte imprimé du Barbier reconnaissent que dans le texte de la première représentation Beaumarchais se mettait lui-même en scène plus directement et bravait de plus près l’allusion. Dans un autre passage, le comte rappelant Figaro, Beaumarchais faisait répondre à ce dernier : Ques-a-co (qu’est-ce que cela ?) Cette allusion à son fameux portrait de Marin fut aussi jugée trop forte en 1775. Beaumarchais retira le ques-a-co, mais il le replaça encore dans le Mariage.