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la plage avec leur monde en miniature, leurs joyeuses batelières, leur essaim de jeunes magots et leurs dieux domestiques.

Pour nous, dès le matin toutes nos dispositions avaient été prises. Affermis sur trois ancres, n’offrant plus à la brise que nos bas-mâts solidement assujettis, nous pouvions attendre avec confiance la tempête. À huit heures du soir, le vent venant du nord avait acquis déjà la violence d’une tourmente. Le baromètre cependant baissait toujours. La pluie et les embruns des lames qui se brisaient sur l’avant de la corvette passaient en fouettant à travers nos agrès, et mêlaient leurs sifflemens aux hurlemens de la brise. On pouvait à peine faire un pas sur le pont, tant l’obscurité était profonde et les rafales impétueuses ; on pouvait encore moins s’y faire entendre. Nous n’avions heureusement aucune manœuvre à exécuter. Il fallait laisser, sur la foi de nos câbles, l’ouragan épuiser sa furie. À onze heures, le vent passa au nord-nord-est, et le typhon parut avoir atteint son apogée. On ne distinguait plus de rafales ; un rugissement continu faisait trembler la corvette dans toute sa membrure. Le tourbillon cependant roulait encore vers nous sa gigantesque spirale, et la tempête, variant de direction d’heure en heure, poursuivait lentement son mouvement circulaire. Deux heures enfin avant le jour, le baromètre cessa de descendre ; le centre du typhon s’éloignait de Macao[1].

Ce fut un singulier spectacle que celui qui s’offrit à nos yeux quand un jour blafard éclaira l’horizon de ses premières lueurs. La mer n’offrait plus autour de nous qu’un champ de boue liquide au milieu duquel notre fière et gracieuse corvette semblait se débattre avec indignation. Chaque fois que la lame se creusait sous sa proue et l’obligeait à plonger sa poulaine dans ces vagues impures, on la voyait se relever en frémissant et secouer les trois câbles qui l’enchaînaient, comme un coursier qui cherche à se débarrasser de ses entraves. Heureusement les cyclopes qui avaient forgé ces liens de fer sur leurs enclumes en avaient mesuré la force aux épreuves qu’ils les destinaient à subir. La tempête d’ailleurs commençait à s’apaiser. Chacun de nous s’empressa bientôt d’aller demander à sa couche un repos que les agitations de la nuit avaient rendu doublement nécessaire. Pendant quelques minutes, j’entendis encore gronder l’orage qui s’éloignait ; ce bruit même s’éteignit insensiblement. Je ne tardai

  1. Ce moment fut pourtant le seul où nous éprouvâmes quelques inquiétudes. Le vent soufflait alors de l’est, et les vagues étaient devenues plus creuses. Mouillés par dix-sept pieds d’eau, nous devions craindre de toucher le fond quand viendrait l’instant de la basse mer : le moindre dommage qui pouvait en résulter pour la corvette, c’était la rupture de son gouvernail : mais l’ouragan avait suspendu l’action de la marée et les eaux que la trombe avait, en s’avançant, chassées devant elle, demeurèrent accumulées dans le fond de la haie pendant près de vingt-quatre heures.