Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/514

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sous sa robe d’ébène et moins prompt que le palefrenier demi-nu qui le guide. Assis face à face sur nos sièges à peine assez larges pour une seule personne, nous prenions en pitié ces longs corps amaigris qui semblaient ignorer la fatigue. Quand ils couraient ainsi dans les rues de Singapore, projetant leur brune silhouette sur les murs blanchis à la chaux des store keepers, on eût dit des ombres chinoises qui allaient s’évanouir après avoir passé sur l’écran d’une lanterne magique. À l’exception de ces piétons efflanqués qui eussent dignement figuré dans les jeux du stade, l’Inde n’envoie guère à Singapore que des meurtriers endurcis. On les marque au front de deux lignes d’écriture hindoue qui racontent à la fois leur crime et leur sentence. Ce sont ces malheureux qu’on emploie aux travaux des routes, tronçons inachevés qui viennent mourir à deux ou trois milles de la ville, sur la lisière de forêts et de jungles encore impénétrables.

Singapore, à tout prendre, m’a paru le plus triste séjour de la Malaisie. Le climat n’y est point insalubre, mais les chaleurs y sont excessives. On y peut admirer un instant l’activité d’un comptoir qui se vide et se remplit sans cesse, le mélange de toutes les races, l’étonnant assemblage de tous les types et de toutes les couleurs. On ne tarde point à se lasser d’avoir constamment sous les yeux des ballots qu’on débarque ou qu’on charge et de se sentir entouré d’un peuple immonde qui semble avoir apporté sur cette terre trop indulgente les vices de la civilisation et ceux de la barbarie. Nous eussions donc vu arriver sans regret le jour de notre départ, si nous n’eussions dû nous séparer à Singapore de notre aimable compagnon de voyage, le jeune duc Édouard de Fitz-James, et si nous n’eussions laissé sur cette terre d’exil un Français dont notre reconnaissance devait associer le souvenir à celui de nos amis de Macao, de Shanghaï et de Manille. Le 12 août, dans la matinée, nous serrâmes une dernière fois la main du compagnon que nous allions perdre, nous échangeâmes un affectueux adieu avec le consul de France, et la Bayonnaise, dont la mousson de sud-ouest enflait déjà les voiles, fit route vers la mer de Chine pour ne plus jeter l’ancre que sur la rade de Hong-kong ou sur celle de Macao.


II

Des brises régulières et fraîches nous conduisirent rapidement jusqu’aux îles qui signalent l’approche du continent chinois et couvrent d’une longue chaîne granitique l’embouchure du Chou-kiang. Le 25 août 1849, nous donnions dans le canal des Lemas. Nous voulions nous arrêter quelques heures devant l’établissement de Hong-kong ; le calme nous surprit au milieu de la nuit, et nous dûmes