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M. de Rémusat dans le récit qu’il fait de tous les incidens de cette lutte, récit fidèle, détaillé, scrupuleux, et presque toujours intéressant, lorsque l’historien n’abuse pas de l’exactitude, et ne devient pas un peu languissant pour vouloir être trop complet. Qu’il nous suffise de dire en peu de mots l’objet du conflit, le point où il vint à aboutir, et le caractère qu’Anselme y déploya.

Deux sortes de questions étaient engagées dans la querelle du primat d’Angleterre avec la royauté : les unes générales et qui intéressaient toute l’Europe chrétienne ; les autres particulières et locales, telles que la liberté pour l’archevêque de réunir des conciles, la faculté d’aller à Rome recevoir le pallium, les titres de Cantorbéry sur les immenses domaines convoités par les princes et les seigneurs normands. Sur ces points particuliers, il semble qu’Anselme avait de son côté le bon droit : sa cause était celle du faible contre le fort, de la justice contre la violence, de la liberté contre la tyrannie, et il pouvait écrire au roi de Jérusalem ce mot célèbre, dont une école récente a tant abusé : « Il n’y a rien au monde qui soit plus cher à Dieu que la liberté de son église, » Au siècle d’Anselme en effet, la liberté de l’église et même sa richesse étaient une garantie pour les petits, pour les pauvres, pour tous les opprimés. C’est ce qui explique la popularité d’Anselme. Il était l’idole du peuple, parce qu’il résistait, au nom de la justice, à un roi spoliateur, et au nom de la liberté à un tyran. De quoi pouvaient servir à ce moine austère, à ce paisible méditatif, la richesse et le pouvoir ? Il aurait voulu vivre à Cantorbéry comme dans sa cellule du Bec, entre la méditation et la prière. Ces magnifiques domaines qu’il défendait contre la rapacité du roi étaient le patrimoine des pauvres. Cette liberté, qu’il revendiquait au risque de l’exil et au péril même de sa vie, il ne s’en voulait servir que pour la réforme des mœurs, le retranchement des abus, l’honneur de l’église et le bien commun de la royauté et du peuple. Nul prélat n’a moins ressemblé à un factieux. Il respectait sincèrement le pouvoir royal, et s’il lui résistait, c’était en gémissant et pour obéir à sa conscience. « Il était, dit M. de Rémusat, toujours prêt à se réconcilier et jamais à céder, et c’est en toute humilité qu’il s’exposait à jouer un rôle historique. » Le seul reproche qu’on puisse lui adresser, c’est d’avoir poussé la délicatesse morale jusqu’au point où elle devient un excès : il n’était pas seulement scrupuleux, il était timoré. Il portait dans les choses de la conscience la finesse et la subtilité qui sont, avec l’élévation, les traits distinctifs de son esprit. Nous avons un mot de lui qui le peint à merveille et qui a bien son prix, malgré sa forme hyperbolique : « J’aimerais mieux, disait-il, être en enfer sans péché qu’au ciel avec un péché. » Un tel homme ne pouvait porter dans la vie active cette