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disant : « Priez tant que vous voudrez, moi je ferai ce qui me plaira. » Pendant qu’on priait, le roi s’entretenait avec un des premiers de sa cour : « Je ne connais pas d’homme, dit celui-ci, d’une sainteté égale à celle d’Anselme ; il n’aime que Dieu, et ne souhaite aucun des biens qui passent. — Oui, dit le roi en raillant, et pas même l’archevêché de Cantorbéry ! — Cela moins qu’aucune chose, repartit l’autre, et je ne suis pas seul de cette opinion. — Par le saint-voult de Lucques[1] ! s’écria le roi (c’était sa manière ordinaire de jurer), ni lui, cette fois, ni personne, ne sera archevêque, excepté moi. » Il n’avait pas prononcé ces paroles, qu’il se trouva mal et parut en grand danger.

La peur de la mort put seule le décider à se rendre au vœu unanime du clergé, du peuple et des seigneurs. Il nomma Anselme, qui, après une résistance obstinée et visiblement sincère, fut forcé d’accepter ce fardeau. « Songez, disait-il à ceux qui saluaient son nom comme l’espérance des opprimés, songez que vous venez d’atteler à la même charrue et sous le même joug une vieille et débile brebis et un taureau indompté. » Tant que le roi fut malade, tout alla bien ; mais aussitôt rétabli, Guillaume leva le masque et prétendit prendre une revanche, non-seulement contre l’église, mais contre Dieu même. « Sache bien, évêque, dit-il un jour à un prélat, que, par la sainte face de Lucques, jamais Dieu n’aura de moi du bien pour le mal qu’il m’a fait. » Anselme lui ayant dit un mot de la nécessité prochaine d’assembler un concile, il refusa et dit : « Je le haïssais hier, je le hais davantage aujourd’hui ; demain ma haine sera plus vive encore ; qu’il le sache bien, et qu’elle durera toujours. »

Le jour même où Anselme fit son entrée solennelle à Cantorbéry, au milieu des acclamations populaires, un ministre de Guillaume le somma, au nom du fisc, de comparaître devant le roi. C’était un certain Ranulfe, surnommé Flambard, prêtre normand, d’une insigne bassesse et d’une servilité à toute épreuve, que Guillaume avait tiré de la poussière pour le mettre à la tête de l’échiquier et en faire l’instrument de ses exactions. Ce prince des publicains, comme l’appelle Anselme, poussa l’audace, dit-on, jusqu’à arrêter l’archevêque en pleine rue. Ainsi commença ce combat du siège de Cantorbéry contre la royauté anglaise, épisode intéressant de la grande lutte qui remplit tout le moyen âge entre l’empire et le sacerdoce. Anselme y consuma sa vie, tour à tour vaincu et vainqueur, deux fois exilé, heureux encore d’avoir rencontré après Guillaume un roi plus éclairé et plus doux, et de mourir en paix près d’un autel qui allait bientôt se teindre du sang le plus généreux et le plus pur. Nous ne suivrons pas

  1. Ce saint-voult est le crucifix célèbre ou volto santo de la cathédrale de Lucques.