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plus secret de son lit, et le jour suivant, sans s’être aperçu de rien, il les trouve brisées en mille pièces sur le carreau : il en ramasse les morceaux et les porte à Anselme, qui les recueille, les rapproche et parvient avec peine à retrouver à peu près l’écriture. Cependant, pour éviter de nouveaux dommages, il fit transcrire le tout sur parchemin in nomine Domini. »


On voit assez que l’ambition d’Anselme n’était point tournée du côté des grandeurs humaines, et que la perspective d’une haute situation dans l’église devait lui être un sujet de crainte et d’effroi. Voici toutefois le moment où la vénération universelle va l’arracher à son monastère bien-aimé et le produire au grand jour des luttes politiques, sur ce siège glorieux et redoutable où Lanfranc vécut paisible, où Thomas Becket mourut martyr.

Le conquérant de l’Angleterre, Guillaume de Normandie, venait de succomber le 10 septembre 1087. Venu sur le continent pour s’emparer du comté de Vexin, il se jette sur Mantes, l’incendie, se blesse à mort en tombant de cheval, appelle à lui Anselme, dont la personne lui inspirait uns vénération particulière, et expire sans avoir eu l’entretien désiré. À cette nouvelle, Lanfranc éprouve la plus vive douleur. Peu avant la mort du roi, l’âme pleine des plus tristes pressentimens, il écrivait au pape : « Priez Dieu que le roi vive ; car, lui vivant, nous avons une paix quelconque. Après sa mort, nous ne devons espérer aucune paix, aucun bien. » En effet, le successeur désigné du conquérant était son second fils, Guillaume le Roux, qui préparait à l’Angleterre le plus violent et le plus avare des despotes. Lanfranc ne survécut pas longtemps au grand monarque dont il avait secondé la politique. Il mourut le 28 mai 1089, et certes, s’il pressentit qu’il allait avoir pour successeur Anselme, le plus doux et le plus pur des hommes, son cœur dut gémir des cruels embarras qu’il léguait à son ami.

Rien de plus semblable que la fortune de Lanfranc et d’Anselme, rien de plus contraire que leur caractère et leur destinée. Qu’il soit professeur à Avranches, moine, prieur, abbé à Sainte-Marie-du-Bec ou primat d’Angleterre à Cantorbéry, Lanfranc est partout un homme d’action. Même quand il écrit des traités théologiques, le tour naturel de son génie s’y fait reconnaître. Il a pris la plume pour combattre l’hérésie, pour confondre Bérenger de Tours, pour obtenir telle décision d’un concile, pour défendre enfin l’autorité de l’église et l’unité du gouvernement spirituel. Anselme à son tour suit tous les degrés de la même carrière, et toujours il reste l’homme de la vie intérieure et de la méditation. Il disait en souriant à ses amis : « Je suis comme le hibou, je ne me plais que dans l’obscurité, entouré