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était restée auprès de lui et faisait dans le couvent l’humble office de servante. L’emplacement de l’abbaye ayant été mal choisi, Herluin la transporta au confluent de deux cours d’eau, dans le lieu qui s’appelle encore, en souvenir de lui, le Bec-Hellouin. Le temps n’a rien épargné même des ruines du célèbre monastère. Une tour isolée, qui ne remonte pas au-delà du XVe siècle, voilà tout ce que rencontrent les rares visiteurs qui cherchent le berceau de Lanfranc et de saint Anselme.

Ce fut l’arrivée de Lanfranc qui donna à l’abbaye naissante la vie et le renom. Né à Pavie, d’une famille sénatoriale, Lanfranc étudie les lettres et le droit à Bologne, passe en France, fonde à Avranches une école florissante, engage contre l’hérésiarque Bérenger de Tours cette controverse fameuse ; où il déploya une science extraordinaire pour le temps et la plus rare puissance de dialectique. Comme il allait d’Avranches à Rouen, des voleurs le dépouillent. Attaché à un arbre, la nuit, au milieu d’une forêt, il veut prier et il s’aperçoit, le savant docteur, qu’il ne sait par cœur aucune prière. Honteux de lui-même, il fait vœu de se donner à Dieu. Il demande quel est le plus prochain monastère, on lui indique le Bec. Après un noviciat sévère et trois ans de silence, il est reçu parmi les moines, devient prieur, ouvre une école et attire en foule les disciples.

Cet itinéraire de Lanfranc nous intéresse d’autant plus qu’il fut exactement celui d’Anselme, qui sortait d’Avranches, lorsqu’à vingt-cinq ans il vint au Bec se mettre entre les mains de son célèbre compatriote, en attendant qu’il le remplaçât tour à tour dans le gouvernement de l’abbaye et sur le siège primatial de Cantorbéry.

Aarrêtons-nous un instant à cette période paisible de la carrière, d’Anselme, à cette vie des monastères que le pinceau délicat et brillant de M. de Rémusat ranime sous nos yeux avec une fraîcheur de coloris, une finesse de touche et une grâce inimitables. Anselme ne resta pas longtemps simple moine à l’abbaye du Bec. Il remplaça d’abord Lanfranc comme prieur, puis Herluin comme abbé, et toujours malgré les refus les plus obstinés et les plus sincères. On voit éclater ici les traits saillans de son caractère moral. Anselme n’aimait pas à gouverner les hommes, non qu’à certains égards il n’y fût excellemment propre, mais il avait une autre passion, grande, ardente, souveraine, la passion de méditer. Le comble de son ambition eût été de rester simple moine et de partager sa vie entre la méditation des choses divines et la prière, qui n’était encore pour lui qu’une méditation passionnée.

Il fallut céder à des instances unanimes et s’essayer à l’art du gouvernement. Anselme en possédait une des plus rares parties, le don d’agir sur les âmes. C’était chez lui l’effet d’une bonté profonde, qui se manifestait par la plus touchante douceur et par un