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et, toujours contrarié dans son vœu, finit par abandonner ses études, où il réussissait à merveille, et par se jeter dans les plaisirs. Tant que vécut sa mère, cette douce autorité sut le contenir ; mais, après l’avoir perdue, son cœur, dit-il, comme le navire qui perd son ancre, s’abandonna sans mesure à toutes les agitations de la vie mondaine. Et comme en même temps son père, rompant brusquement ses habitudes dissipées, s’était jeté dans un couvent, Anselme eut à subir de sévères remontrances et des rigueurs qui durent être excessives, puisqu’elles décidèrent un jeune homme du naturel le plus doux et du cœur le plus aimant à quitter pour toujours sa famille et son pays, Anselme part, suivi d’un seul serviteur, passe le mont Cenis à pied à travers mille fatigues, voyage plusieurs années en Bourgogne, en France, en Normandie, et vient enfin à l’abbaye du Bec, auprès de Lanfranc, chercher l’étude, la religion et la paix.

C’était le moment où florissaient, sous les auspices des successeurs de Rollon, les grandes abbayes normandes : l’abbaye de Jumiéges, relevée par Guillaume-Longue-Epée ; l’abbaye du Mont-Saint-Michel, instituée par le duc Richard Ier ; l’abbaye de Cérisi, création de Robert-le-Diable ; l’abbaye de Conches, celle de la Trinité-du-Mont, et tant d’autres qui ont un nom dans les annales de la science et de la piété. Parmi ces maisons illustres, l’abbaye de Sainte-Marie-du-Bec a le premier rang. Aucune n’a donné à l’église plus de grands docteurs et de grands saints ; aucune n’a vu accourir des contrées les plus lointaines de l’Europe une foule plus nombreuse de disciples qui, devenus ensuite abbés, évêques, primats, cardinaux, papes, allaient porter dans toute la chrétienté l’esprit de son enseignement et l’éclat de son nom. Par une cruelle ironie de la destinée, cette vénérable abbaye, qui eut pour second abbé Lanfranc, et pour troisième saint Anselme, n’a prolongé sa durée jusqu’au siècle de Voltaire que pour s’éteindre en 1790 sous le gouvernement nominal de M. de Talleyrand[1].

Le premier abbé du Bec fut un certain Herluin, personnage de noble famille, qui, au milieu d’une mêlée sanglante, fit vœu de se consacrer au service divin. Il donne ses domaines par acte authentique à la vierge Marie, et construit une église à Bonneville, entre Rouen et Lisieux, à deux milles d’un petit ruisseau nommé le Bec. Herbert, évêque de Lisieux, consacre l’église le 24 mars 1031, coupe les cheveux d’Herluin et le reconnaît pour abbé d’un nouveau couvent de moines noirs de la règle de saint Benoît. Le fondateur de la savante abbaye ne savait pas lire : il employait la nuit à s’instruire, et le jour il maniait la bêche ou la truelle. Sa mère Héloïse

  1. Ce fait singulier m’est fourni par M. Chéruel, professeur à L’École normale, qui l’a recueilli dans une notice manuscrite sur l’abbaye du Bec, provenant de ce monastère même.