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asile sûr contre ses implacables ennemis, qui avaient usurpé ses droits légitimes ; qu’il vivait principalement du produit de la chasse aux lapins dont l’île regorgeait ; que tous les ans, à l’époque où les glaces flottantes formaient une masse compacte, arrivaient chez lui en traîneaux des troupes de sauvages auxquels il vendait ses peaux de lapin, et qui lui donnaient en échange toutes sortes d’objets de première nécessité. Les baleines, disait-il, qui de temps en temps se dirigeaient vers son île, étaient sa société de prédilection. Cependant il ajouta qu’il prenait beaucoup de plaisir en ce moment à parler sa langue natale, étant Grec de naissance. Il pria ses compatriotes de lui donner quelques nouvelles sur l’état actuel de la Grèce. Il apprit avec une joie maligne mal dissimulée que l’on avait brisé la croix qui surmontait les tours des villes helléniques ; il éprouva moins de satisfaction quand on lui dit que ce symbole chrétien avait été remplacé par le croissant. Ce qu’il y avait de singulier, c’est qu’aucun des marins ne connaissait les noms des villes dont il s’informait auprès d’eux, et qui, à ce qu’il disait, avaient été florissantes de son temps. Par contre, les noms sous lesquels les matelots désignaient les villes et les bourgades de la Grèce d’aujourd’hui lui étaient complètement étrangers ; aussi le vieillard secouait-il souvent la tête d’un air d’accablement, et les marins se regardaient avec surprise ; ils voyaient bien que le vieux connaissait parfaitement les localités du pays, même dans leurs détails les plus minimes, car il décrivait d’une manière nette et exacte les golfes, les langues de terre, les caps, souvent même les plus petites collines et quelques groupes isolés de rochers : — son ignorance à l’égard des noms topographiques les plus communs ne les en laissait que plus ébahis.

Le vieillard s’enquit avec le plus vif intérêt et même avec une certaine anxiété d’un ancien temple qui, disait-il, avait été jadis le plus beau de toute la Grèce. Aucun de ses auditeurs n’en connaissait le nom, qu’il prononçait avec une tendre émotion ; enfin, lorsqu’il eut minutieusement décrit l’endroit où se devail trouver ce monument, un jeune matelot reconnut tout à coup le lieu en question. — Le village où je suis né, s’écria-t-il, est situé précisément à cet endroit ; pendant mon enfance, j’y ai gardé longtemps les cochons de mon père. Sur cet emplacement se trouvent en effet des débris de constructions fort anciennes, qui témoignent d’une magnificence inouïe ; çà et là, on voit encore quelques colonnes qui sont restées debout ; elles sont isolées ou liées entre elles par des fragmens de toiture, d’où pendent des banderoles de chèvrefeuille et de lianes rouges. D’autres colonnes, dont quelques-unes en marbre rose, gisent fracturées dans l’herbe. Le lierre a envahi leurs superbes chapiteaux, formés de fleurs et de feuillages délicatement ciselés.