Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/41

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pu la visiter, et plus de cent ans se sont écoulés depuis. Lorsque ces marins y abordèrent avec leur barque, ils trouvèrent le pays désert et inculte. De chétives tiges de genêts se balançaient tristement sur les sables mouvans ; çà et là étaient disséminés quelques arbustes nains et des sapins rabougris rampant sur un sol stérile. Des lapins couraient de tous côtés en grand nombre ; c’est pourquoi les voyageurs donnèrent à cet îlot le nom d’île des Lapins. Une cabane, la seule qui s’y trouvât, annonçait la présence d’un être humain. Quand les marins furent entrés dans cette hutte, ils virent un vieillard arrivé à la plus haute décrépitude et misérablement affublé de peaux de lapin ; il était assis sur un siège de pierre, et chauffait ses mains amaigries, ses genoux tremblotans devant le foyer où flambaient quelques broussailles. À sa droite se tenait un oiseau d’une grandeur démesurée, et qui avait l’air d’un aigle, mais que la mue du temps avait si cruellement dépouillé, qu’il n’avait conservé que les grandes plumes raides de ses ailes, ce qui donnait à cet animal nu un aspect risible et horriblement laid en même temps. À gauche du vieillard était couchée par terre une vieille chèvre au poil ras, mais d’un air bonasse, et qui, malgré son grand âge, avait conservé des pis tout gonflés de lait, avec des tétines fraîches et roses.

Parmi les marins qui avaient abordé à l’île des Lapins, il y avait quelques Grecs ; l’un de ceux-ci, croyant que le maître de la cabane ne comprenait pas son idiome, dit à ses camarades en langue grecque : « Ce vieux drôle doit être un revenant ou un méchant démon. » À ces paroles, le vieillard tressaillit, se leva brusquement de son siège, et les marins virent, à leur grand étonnement, une haute et imposante figure qui, avec une dignité impérieuse et même majestueuse, se tenait droite malgré le poids des années, de sorte que la tête atteignait aux poutres du plafond. Ses traits, quoique ravagés et délabrés, conservaient des traces d’une ancienne beauté ; ils étaient nobles et d’une régularité parfaite. De rares mèches de cheveux argentés retombaient sur un front ridé par l’orgueil et par l’âge ; ses yeux, quoique fixes et ternes, lançaient des regards acérés, et sa bouche fortement arquée prononça en langue grecque, mêlée de beaucoup d’archaïsmes, ces mots sonores et harmonieux : — « Vous vous trompez, jeune homme, je ne suis ni un fantôme ni un malin esprit ; je suis un infortuné qui a vu de meilleurs jours. Mais vous, qui êtes- vous ? »

À cette demande, les marins mirent leur hôte au fait du sinistre qui les avait écartés de leur route, et ils le prièrent de leur donner des renseignemens sur tout ce qui concernait l’île ; mais le vieillard ne put guère satisfaire à leurs désirs. Il leur dit que de temps immémorial il habitait cette île, dont les remparts de glace lui offraient un