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CHANSON DU TORRENT


Le sourd travail des eaux a fendu le rocher :
Ma source, en murmurant, fuit des plus minces veines,
Comme une larme, aux yeux qui la voudraient cacher,
Jaillit d’un cœur miné par de secrètes peines.

Mais bientôt je reçois et j’emporte en courant
Et la neige et la grêle, et des flots d’eau fangeuse,
Et les mille débris de ma rive orageuse …
J’enfle dans la tempête, et je suis le torrent !

Sur l’or d’un sable pur, sur les fines pelouses,
Le flot n’a qu’un murmure, et jamais de chansons.
J’entends a mes côtés, dans l’herbe et les buissons,
Mille gais sifflemens dont les eaux sont jalouses.

Il est des bruits joyeux même au fond des grands bois :
Je mêle à ces accords ma rumeur incessante ;
L’eau fait dans leur concert la note gémissante.
L’homme devient rêveur, s’il ne pleure à ma voix.

Je vois naître et mourir la brise passagère
Ey les oiseaux rieurs dont la voix lui répond ;
Pour avoir, même un jour, cette gaîté légère,
Je descends de trop haut et viens de trop profond.

L’eau circule depuis que la nature existe.
J’ai pénétré la terre et j’ai tout visité ;
Un douloureux secret remplit l’immensité,
Moi, j’en murmure un mot ; c’est pourquoi je suis triste.

J’en parle aux jours sereins, j’en parle aux sombres nuits ;
Le vent parfois retient sa voix intermittente ;
Dans ses rares fureurs, la foudre est inconstante ;
Moi, je suis éternel, ainsi que tes ennuis.

Mon flot dit, à travers le calme ou la tempête,
Ce mot affreux : TOUJOURS ! de tant de pleurs baigné ;
Ce mot, par la souffrance aux humains enseigné,
Je l’appris de la mort, et je vous le répète.

À ce bruit de mes flots, parfois tu t’endormis ;
Mais ce n’est pas la paix que ce sommeil te verse ;
Tu le sais, ô penseur, les rêves que je berce
Ne sont rien moins pour toi que des rêves amis.