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certain esprit qui agite l’Allemagne depuis un demi-siècle. Les prétendus philosophes qui s’acharnent à la destruction du christianisme, les poètes et les romanciers qui popularisent les systèmes des athées, sont à la fois emportés et badins ; rien de moins allemand que ces prétentions équivoques. M. Daumer, au contraire, est un type germanique parfaitement reconnaissable. Il est anti-chrétien, mais il a une piété naturelle toute remplie d’aspirations ferventes. Il outrage le christ, mais il cherche une église plus conforme à ce qu’il croit la mission du genre humain. Ses emportemens ne sont jamais, comme chez les jeunes hégéliens, mélangés de scepticisme et de railleries ; il est sérieux, il est convaincu, il a une foi très arrêtée, et, loin de diriger contre les croyances religieuses la maussade, ironie d’un Feuerbach, il proclame lui-même sa foi avec une sincérité incomparable et brave magnifiquement le ridicule.

Il y a une tendance morale bien allemande, une tendance qui se manifeste dès les âges les plus reculés des raves germaniques, et qui réparait à chaque siècle de leur histoire : c’est un sensualisme mêlé d’exaltation, c’est le culte des forces naturelles et la religion de la vie. Rappelez-vous le barbare avant que le christianisme l’eût dompté : voilà le type primitif qui se reproduit sans cesse dans le développement de la pensée allemande, on le voit renaître à toutes les époques et au milieu même des entreprises les plus contraires. Ni le mysticisme du moyen âge, ni la révolution religieuse du XVIe siècle, ni cette brillante civilisation littéraire que domine le nom de Goethe, ne l’ont rejeté dans l’ombre ; toujours l’inspiration primitive est là, revendiquant la libre expansion des forces humaines et protestant contre le joug de l’esprit. On ferait une curieuse histoire de ces traditions du culte d’Odin au sein des lettres germaniques. Lorsque Henri Heine s’écrie, dans son livre sur l’Allemagne, que le dieu Thor se lèvera un jour armé de son marteau gigantesque et démolira les cathédrales, il est l’interprète de ces sourdes fureurs scandinaves, et il faut reconnaître que bien des penseurs, bien des poètes, bien des historiens même, dès qu’ils s’abandonnent à une veine naturelle, poussent des cris du même genre. On dirait les subites explosions de l’esprit barbare mal étouffé par le christianisme. Chez M. Daumer ce ne sont pas des explosions, c’est un système continu. M. Daumer a pour le christianisme la haine que chantaient les Berserkers du Nord, il accuse la religion de Jésus de mutiler les facultés que nous tenons de Dieu, et il la compare à ce Moloch affamé à qui il fallait sans cesse des sacrifices humains. Les ouvrages où il jette, ces clameurs insensées ont été adoptés avec empressement par la jeune école hégélienne ; M. Daumer n’est pas cependant le disciple des écoles alliées ; loin de là, il a un certain mysticisme qui s’associe parfaitement avec son culte de la nature, et s’il a renié le Christ, c’est pour célébrer une religion meilleure. Quelle religion ? Le mahométisme ! Je ne plaisante pas ; M. Daumer écrit des poèmes pour convertir l’Allemagne au culte du prophète.

M. Daumer avait publié en 1846 un recueil de chants traduits du célèbre poète, persan Mohammed Schemseddin, surnommé Hafiz, c’est-à-dire, le gardien du Coran. En 1848, il donna une sorte de romancero intitulé Mahomet et son œuvre. Ces deux ouvrages sont aussi remarquables par la magnificence de la forme que par l’inspiration extravagante de l’auteur. Né à Schiraz, au XIVe siècle de notre ère, Hafiz appartenait d’abord à une communauté de