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qui avaient sommeillé pendant des siècles, et qui tout à coup se révélaient au monde. Les Lieder du XVIe siècle sont remplis de cette pensée, et l’historien qui serait tenté de méconnaître ce caractère particulier de la réforme retrouverait dans des milliers de chants populaires des explications que ne fournit pas l’histoire.

La troisième époque, des lettres allemandes a vu naître aussi une poésie parfaitement appropriée aux sentimens nouveaux du pays. La doctrine qui est le fond de tout le XVIIIe siècle, l’inspiration qui rend compte à la fois de sa grandeur et de ses misères, — le culte de l’humanité, — suscite deux glorieux interprètes. Schiller, la flamme au front, célèbre l’enthousiasme un peu déclamatoire de l’Allemagne ; Goethe exprime majestueusement sa gravité intelligente et son génie cosmopolite. Depuis eux, chaque transformation de l’esprit public est signalée par un cortège de poètes. Ici, une réaction nécessaire contre la tyrannie du XVIIIe siècle produit l’école charmante des romantiques ; là, quand les romantiques ont rempli leur mission, quand ils veulent compromettre eux-mêmes leur œuvre en étouffant l’esprit de leur siècle, un poète sorti de leur école, une vive et vaillante imagination, parée de leurs plus gracieux trésors, les disperse en se jouant, comme le premier rayon matinal disperse les fantômes de la nuit. M. Henri Heine est la vivante image de l’Allemagne dans cette périlleuse crise où elle s’arrache au monde des rêveries. Ce n’est pas encore assez : le pays de Goethe et de Hegel veut vivre enfin de la vie active ; aussitôt parait le bataillon de M. Herwegh, et voici le sabbat des rimeurs politiques. Depuis les mélodies embaumées des Minnesinger jusqu’à ces prétentieuses chansons dont les derniers refrains se mêlent aux premières clameurs de 1848, ce mouvement ne s’interrompt pas. Du XIIIe siècle au XIXe une poésie spontanée accompagne et explique, comme sur la scène de Sophocle et d’Aristophane, les sérieuses péripéties du drame ou les bouffonnes aventures de la comédie.

Ce n’est pas une étude sans profit d’interroger aujourd’hui les œuvres qui représentent au-delà du Rhin la littérature poétique de ces deux dernières années. L’Allemagne n’a pas renoncé sans doute aux libérales croyances qui l’ont déjà plus qu’à demi transformée, et le sublime idéal de l’unité brille toujours à ses yeux comme une étoile amie ; elle a repoussé du moins les auxiliaires funestes que lui avaient donnés les révolutions démagogiques. La pacification des contrées allemandes a rendu aux lettres la liberté qu’elles n’avaient plus. Nous avons vu un esprit rajeuni, ou du moins certaines tendances, certaines dispositions fécondes se déchirer manifestement dans les écrits des romanciers. Si cet esprit meilleur est bien celui de la situation présente, il marquera aussi la poésie d’une vive et reconnaissable empreinte. Déjà, l’année dernière, Henri Heine, dans son Romancero, préludait à ces nouvelles évolutions de la muse. Lorsque le poète du livre des Chants, étendu sur son lit de douleur, nous déroulait en ses strophes les visions de ses veilles, il ne s’exerçait pas seulement à tromper la souffrance, il indiquait avec un rare instinct les routes où la poésie allait entrer. Vers le même temps à peu près, un autre écrivain qui marque au premier rang, M. Anastasius Grün, publiait les œuvres posthumes d’un généreux poète récemment enlevé à son pays. La proie depuis longues années à des souffrances cruelles qui avaient