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attaqué, et je m’empressais de me rendre à son invitation. Nous passions ensemble la nuit sous la lente, où nous donnions malgré les coups de vent qui sans cesse ébranlaient ce fragile abri, malgré les cris réguliers et monotones des sentinelles, qui berçaient assez désagréablement notre sommeil.

Le bataillon allait-il faire du bois dans la forêt[1], le colonel m’expédiait immédiatement quelques hommes, et je partais avec lui. Comme cette opération exigeait ordinairement une journée entière, nous emportions de quoi faire un modeste déjeuner. Quand des piquets de soldats gardaient tous les sentiers, quand des sentinelles surveillaient les broussailles du haut des arbres sur lesquels elles étaient perchées, et que les travailleurs commençaient leur besogne, nous venions nous asseoir pour causer auprès d’une pièce de canon. Le hasard nous avait fait découvrir des amitiés communes à tous les deux, parmi lesquelles il se trouvait un de mes plus chers amis d’enfance, pour qui le colonel avait conservé un précieux souvenir de reconnaissance.

Cependant l’hiver, qui arrivait à grands pas, allait bientôt forcer les troupes qu’on ne pouvait loger dans le Forstadt à prendre leurs cantonnemens dans l’aoul d’Andreva. On prit des précautions pour protéger les soldats contre les attaques isolées des Tatares, qui n’aiment pas le contact des Russes, et qui, malgré cela, sont obligés de donner le logement pour au moins un millier d’hommes pendant une partie de l’année. Si les Tatares voulaient travailler, ils pourraient certainement se créer chez les Russes des ressources qui contribueraient à améliorer leur position ; mais ils ne veulent pas s’en donner la peine, et il est probable que la Russie ne viendra à bout de ces populations qu’en transplantant des villages entiers dans des contrées éloignées des montagnes. Les rapports continuels qui existent entre les Tchétchens et les Tatares-Koumouiks entretiennent, avec les chances d’impunité, des projets de vengeance contre la nation chrétienne. Bien que les individus des deux peuplades s’attaquent journellement, cela ne les empêcherait pas de se réunir au premier moment favorable pour eux, sauf à batailler de nouveau lorsque l’ennemi commun se serait retiré. L’esprit remuant de ces deux tribus pourrait seul s’opposer à une liaison durable entre des populations qui peut-être ne sont séparées que parce qu’une différence de position locale les a soumises à des chefs différens. En effet, ce sont, chez les habitans de la plaine et chez ceux de la montagne, même langue, même type, même religion, même costume, et, par-dessus tout, même haine de la Russie. Les gens de la plaine n’aiment pas les

  1. On ne va le plus souvent qu’a deux ou trois verstes de la forteresse.