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l’aider dans cette œuvre d’humanité aiment mieux laisser faire les hommes placés sous leurs ordres que de courir le risque de s’en faire détester en les gênant dans des habitudes que souvent ils suivent eux-mêmes. Ainsi, par exemple, on a distribué à chaque homme un plastron de flanelle qu’il doit porter sur l’estomac, et qu’on ne trouve que rarement sur lui, à moins qu’il ne l’ait dans sa poche. Il y a dans les rangs inférieurs de l’armée russe une force d’inertie pour certaines choses qui finit par lasser les chefs les plus persévérens. C’est, sous un autre point de vue, la même indifférence que vis-à-vis du danger. À cette occasion, je me souviens d’un fait qui peut venir à l’appui de ce que j’avance. Je marchais un jour, accompagné de quelques soldats, sur un sentier dont l’un des côtés était coupé à pic au-dessus d’un torrent, et le terrain sur lequel nous marchions ne présentait aucune garantie de solidité ; mais, comme les soldats ne s’en inquiétaient guère et qu’un malheur pouvait facilement arriver, je les engageai à ne pas longer le précipice, sur quoi le caporal me dit : « Un Kabardinski ne craint rien, et, si vous nous ordonniez de sauter en bas, nous sauterions. — Je le crois parfaitement, ajoutai-je ; mais, comme il n’y a rien qui presse et que je ne vois pas de raison pour que vous exposiez inutilement votre existence, je vous ordonne de vous tenir un peu plus de l’autre côté. » - Mon caporal était, ce me semble, un peu vantard ; mais je n’en étais pas moins persuadé qu’au besoin il eut été capable d’exécuter ce qu’il avançait. À mon arrivée, je lui donnai de quoi boire à ma santé, lui et ses compagnons. Il en coûte si peu, avec eux, pour faire des heureux, qu’on peut facilement se procurer cette satisfaction. On ne saurait dire que le soldat russe soit réellement malheureux au Caucase. S’il lui manque certaines jouissances qu’il pourrait se procurer en Russie, il n’y trouve pas non plus les désagrémens sans nombre d’une ville de garnison. Ainsi il a peu ou pas du tout d’exercice à faire ; il est rarement puni ; excepté les jours où il est de garde, il s’habille à peu près comme il l’entend, et si avec cela il peut quelquefois boire un petit verre d’eau-de-vie, il est le plus heureux des mortels. Je suis même porté à croire que ceux qu’on prend dans les régimens du Caucase pour les faire entrer dans la garde impériale doivent bien souvent regretter leurs anciennes habitudes. Cette manière de voir surprendra peut-être bien du monde, mais je suis d’avis qu’il faut apprécier le plus ou moins de bonheur d’un peuple d’après son caractère particulier, et ne pas toujours vouloir le rendre heureux à la façon des autres. En somme, à l’égard du soldat, la discipline militaire dans l’armée russe du Caucase n’est pas aussi brutale que quelques personnes pourraient le supposer. Quant à l’officier, s’il est trop facilement porté à abuser des prérogatives que lui donnent