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provision de tabac, car nous pouvions fumer alors, en cachant avec soin le feu du cigare que l’ennemi n’eût pas manqué de prendre pour but. — Ils disent de se hâter, — me répondit celui-ci. Devant la porte, une forte décharge de mousqueterie, tirée presque à bout portant, accueillit les soldats, qui s’élancèrent à la baïonnette à la poursuite des Tchétchens ; mais ceux-ci n’essayèrent pas de tenir, et s’enfuirent à toutes jambes vers la rivière, que nous avions maintenant à notre droite, et dont les escarpemens devaient leur servir d’abri.

Les Circassiens qui nous poursuivaient s’étaient donné rendez-vous en cet endroit ; aussi à peine fûmes-nous sortis de la palissade, que tout le bois environnant sembla peuplé d’ennemis. On tirait de tous les côtés en même temps, mais c’était surtout à l’arrière et sur la droite que le feu était le plus nourri. Il fallut nous arrêter. Les combattans étaient assez près de nous pour que de temps à autre nous pussions les apercevoir et entendre les injures qu’ils nous débitaient, tout en s’excitant mutuellement au combat par un cri qui peut se rendre par la syllabe hi, dite en traînant et répétée plusieurs fois. On leur répondait injure pour injure, et les coups de fusil faisaient le reste. Ces cris, au milieu du bruit des armes, donnaient à ce combat une teinte de mœurs antiques qui avait bien son originalité. Ils me rappelaient aussi ces tableaux de Wouwermans, dans lesquels on voit tous les combattans représentés bouche béante.

L’ennemi venait quelquefois si près des soldats, que ceux-ci chargèrent à la baïonnette à plusieurs reprises, mais inutilement, car il s’enfuyait à l’instant. On fit jouer l’artillerie, qui tira à mitraille. Les Tchétchens guettèrent alors le moment où l’on devait mettre le feu à la pièce. Couchés à plat-ventre derrière de petits tertres ou se cachant dans une construction en pierres qui était de leur côté, ils ne se montraient qu’après que le coup était parti, en poussant des cris sauvages et en faisant pleuvoir une grêle de balles à l’endroit qu’occupait la pièce de canon ; mais les coups qui, par un feu plongeant, nous arrivaient du côté de la porte de Goëtimir étaient bien autrement dangereux que ceux qui, tirés ainsi à la hâte et sous une fusillade soutenue, se perdaient au-dessus de nos têtes.

Les soldats, échelonnés en tirailleurs, avaient seuls beaucoup à faire, et ils y mettaient une bonne volonté telle qu’une quantité de balles pleuvaient toujours à l’instant sur le lieu d’où un coup de feu était parti. La difficulté de se déployer sur un terrain inconnu, et que l’obscurité ne permettait pas de sonder, constituait notre principal désavantage. La lune était alors voilée par un nuage. Je causais avec un officier, quand les balles parurent se diriger de mon côté et passèrent assez près de nous pour que nous pussions distinguer, d’après l’intensité du sifflement, la différence de grosseur de quelques-unes,