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Enfin nous laissâmes derrière nous ce bois, qui ne nous promenait rien de bon pour le retour, et nous entraînes dans une grande plaine qui portait des traces de culture et qui était parsemée d’arbres de la plus belle venue. On y fit une halte d’une demi-heure pour laisser à l’infanterie le temps de reprendre haleine. J’en profitai pour lier conversation avec les soldats, qui, voulant me témoigner leur sympathie, m’offraient leur pain et leur eau-de-vie. Je leur recommandai alors de faire attention à moi, et surtout de ne pas me prendre pour un Tchétchen. (Je portais le costume des Cosaques de la ligne, qui est le même que celui des indigènes.) — Oh ! ne craignez rien, me dirent-ils, nous vous connaissons et nous connaissons aussi votre cheval, qui a appartenu à notre ancien colonel ; mais comment, monsieur, pouvez-vous venir dans un pareil lieu ? — Il m’est très agréable de me trouver avec vous, leur répondis-je. — C’est étrange, car enfin rien ne vous y oblige, et vous n’avez pas de grades à gagner. » Ces braves gens ne pouvaient pas comprendre que la curiosité seule m’eût décidé à les suivre ainsi en amateur. Les officiers me témoignaient la même cordialité, et mes réponses durent leur prouver combien j’étais touché de ces marques d’intérêt.

On se remit en marche. La plaine que nous avions à parcourir est assez étendue ; à son extrémité, nous rencontrâmes un bas-fond couvert de petits arbres à travers lesquels un sentier assez étroit allait en descendant. Il fallut nous engager dans ce coupe-gorge, où il n’était pas facile de faire passer l’artillerie. Au fond du ravin, le terrain était marécageux ; puis nous eûmes à gravir le talus opposé, au sommet duquel nous trouvâmes un plateau ombragé de quelques grands arbres. À partir de ce lieu, la route s’engageait dans une profonde vallée. En arrivant sur le plateau, la tête de la colonne dut s’arrêter pour donner le temps au reste de la troupe de sortir de ce trou. Nous n’étions plus qu’à deux verstes de l’aoul de Zandak, et rien n’indiquait que l’ennemi se doutât de notre présence. Le moment critique arrivait : il fallait, sans perdre de temps, prendre le village d’assaut, l’incendier si c’était possible, et emporter la pièce de canon promise à notre courage. Nous causions des mesures à prendre pendant que les troupes continuaient à se masser, lorsque tout à coup une forte et brève fusillade éclata à l’extrême arrière-garde. C’était l’ennemi. — Qu’allons-nous faire maintenant ? dis-je au colonel Lévilzki. — Na leva krougom (demi-tour à gauche), me répondit-il, car nous ne trouverions plus rien à prendre dans le village, si ce n’est beaucoup de coups de fusil, et la satisfaction de brûler de pauvres cabanes ne vaut pas le mal que nous y aurions. — Les Circassiens déménagent vite, et, d’après ce que nous apprîmes plus tard, au