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À huit heures, nous montâmes à cheval, et peu après, par une belle nuit d’automne, nous traversions la petite rivière qui baigne le pied de la forteresse, et dont nous devions constamment suivre la rive gauche. Nous nous dirigions vers le sud, du côté des montagnes, en remontant une vallée qui se rétrécissait à mesure que nous nous éloignions de la plaine des Koumouiks.

D’abord nous ne parcourûmes qu’un terrain uni et dépourvu de végétation, c’était encore la steppe ; mais nous ne tardâmes pas à nous engager dans des broussailles assez épaisses. Il avait été défendu de fumer, et surtout de parler à haute voix. Les chiens qui accompagnent ordinairement les soldats avaient tous été consignés à la forteresse, et on tâchait d’étouffer le hennissement des chevaux, s’il venait à ceux-ci l’envie de se faire entendre. Toutes ces précautions n’étaient pas superflues vis-à-vis d’un ennemi aussi vigilant que le sont les Tchétchens. La soirée était superbe ; la lune, qui se levait à notre gauche, nous promettait une clarté qui nous était utile d’abord pour reconnaître notre route, et qui devait plus tard nous rendre de plus notables services. Une marche rapide et silencieuse, faite de nuit et dans des lieux inconnus, avec la perspective de dangers plus ou moins grands, a quelque chose de solennel qui frappe les esprits les moins accessibles à l’émotion. Aussi tous, officiers et soldats, semblaient-ils marcher sous l’influence de la même pensée : le mystère. Quelques vanneaux, dont notre arrivée avait troublé le repos et qui s’enfuirent en poussant leur cri plaintif, rompirent seuls le silence profond qui nous entourait. Nous avancions toujours. Souvent le peu de largeur du chemin obligeait la colonne à s’allonger indéfiniment, et l’on profitait des espaces vides pour se resserrer autant que le permettait la rapidité de notre mouvement. Alors on ne marchait pas, on courait, car les compagnies de tête ne s’arrêtaient jamais. Les Cosaques étaient en avant comme éclaireurs (on sait qu’ils ne font aucun bruit), guidés par le fidèle Ivan et un espion tatare sur lequel on comptait assez peu pour le faire surveiller de près par un homme sûr qui avait ordre de lui brûler la cervelle aux moindres apparences de trahison.

Nous marchions ainsi depuis quelque temps, quand un coup de fusil retentit tout à coup au centre de la colonne et excita quelques aboiemens de chiens sur notre droite, dans le lointain. Un léger frémissement d’inquiétude courut dans les rangs. C’était un soldat qui par maladresse venait de produire ce bruit en faisant partir son arme ; mais l’impression ne fut pas de longue durée. Il n’est pas rare d’entendre un coup de fusil dans ces lieux, et nous n’en marchâmes que plus rapidement. Après bien des montées, des descentes et des détours continuels, nous arrivâmes devant une petite fortification