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servi, et dont deux blessures graves l’avaient obligé de se séparer deux fois. Sa réputation de bravoure était faite chez les soldats auxquels il venait commander ; lui-même il les connaissait presque tous personnellement, il les aimait et voulait leur faire tout le bien possible, malgré les récriminations de quelques officiers subalternes, ennemis nés de toute contrainte qui limitait leurs caprices. Fort de la conscience de son devoir et de son dévouement à l’empereur, le colonel des Kabardiens mit dans l’accomplissement de ses projets toute la vigueur et la délicatesse qui caractérisent un grand caractère, et quelquefois même une générosité qui ne lui était imposée que par de rares qualités de cœur. Sans vouloir critiquer personne, je crois pouvoir avancer ici que le prince Bariatinski est un des officiers, trop rares dans l’armée du Caucase, dont les actes ont pour mobile principal le bien de leur pays.

Les Tatares n’avaient appris qu’avec une sorte d’effroi son arrivée à Vnèzapnaïa-Kriépost[1]. Ils le craignaient, et la peur qu’il leur inspirait se trahissait dans des récits pleins d’exagérations. Ainsi un jour il se présenta chez lui un Tatare qui venait de son village pour voir cet homme « qui, disait-il, jetait les roubles comme des grains de sable et faisait sauter une tête comme un bouchon de bouteille. » Il fut introduit, fixa sur le prince des yeux pleins de curiosité, et partit sans proférer une seule parole, ce qui est assez dans les habitudes des gens de ce pays.

Deux circonstances avaient contribué à répandre ce bruit et d’autres semblables. Le prince Bariatinski avait fait une grande provision de chaînes en or, de montres, de cuirs marocains, de velours et d’une foule d’autres articles qu’il savait être un objet de convoitise pour ces peuples. Quand cet assortiment arriva, nous nous amusâmes à étaler le tout dans une pièce de son modeste logement. On invita ensuite les principaux personnages de l’aoul à venir visiter cette collection. Ils en furent éblouis, et ils exprimaient leur étonnement en faisant claquer la langue au fond de la bouche, ce qui est pour eux l’expression de la plus grande admiration. Alors un vieux Tatare, que le prince Bariatinski gardait souvent auprès de lui, leur adressa majestueusement ces quelques mots : « Amis, vous voyez toutes ces richesses ? Eh bien ! elles seront pour vous, si vous servez fidèlement la Russie, sinon… » Et, tirant son sabre, il fit un geste que ses amis comprirent parfaitement. Ils sortirent pleinement satisfaits de cette visite.

Un autre fait n’avait pas moins contribué à fortifier parmi les Tatares l’ascendant du colonel des Kabardiens. Un homme, Juif ou

  1. C’est-à-dire forteresse de Vnézapnaïa. On dit ordinairement Vnézapné tout court.