Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/32

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sauraient abattre. En toute humilité chrétienne, j’avoue que je suis un de ces êtres d’élite, et j’en rends grâces au Seigneur. Il y a aussi des natures incomplètes et faibles qu’une seule chopine peut renverser, et il paraît, mon cher fils en Jésus-Christ, que vous êtes de ce nombre. Nous vous conseillons donc de n’absorber qu’avec mesure le jus doré de la treille, et de ne plus venir importuner les autorités ecclésiastiques avec les hallucinations d’un apprenti ivrogne. Nous vous conseillons en outre de ne point ébruiter l’histoire de votre dernière équipée, de bien tenir votre langue ; au cas contraire, le saint-office vous fera administrer par le bras séculier vingt-cinq coups de fouet bien comptés. Pour l’instant, mon très cher fils en Jésus-Christ, allez à la cuisine du couvent, où le frère cellerier et le frère cuisinier vous feront servir la collation du matin. » Là-dessus, sa révérence donna sa bénédiction au pêcheur, qui se dirigea tout abasourdi vers La cuisine. À la vue du frère cellerier et du frère cuisinier, il faillit tomber à la renverse : en effet, c’étaient les deux compagnons nocturnes du prieur, les deux moines qui avaient traversé le lac avec lui ; le pêcheur reconnut la bedaine et la tête pelée de l’un, ainsi que la figure de l’autre, aux traits lascifs et lubriques, aux oreilles de bouc. Toutefois il ne souffla mot, et ce ne fut que longtemps après, quand ses cheveux avaient blanchi, qu’il raconta cette histoire à sa progéniture, groupée autour de lui au coin du feu.

De vieilles chroniques, qui racontent une légende analogue, placent le lieu de la scène à Spire, sur le Rhin. On y reconnaît des réminiscences païennes touchant la traversée des morts, qui s’opérait là aussi dans une barque funèbre. C’est dans une tradition répandue sur les côtes de la Frise orientale que les idées anciennes relatives au passage des trépassés dans le royaume des ombres sont le plus nettement accusées. Nulle part, à la vérité, on ne parle d’un nautonier nommé Caron. En général, cette étrange figure a disparu de la tradition populaire, et ne s’est conservée qu’aux théâtres de marionnettes ; mais la tradition de la Frise nous fait reconnaître un personnage mythologique bien autrement important dans le négociant hollandais qui se charge du soin de faire passer les morts au lieu de leur destination posthume, et qui paie le droit de péage ordinaire au batelier ou pécheur qui a remplacé Caron. À travers son déguisement baroque, nous ne tarderons pas à découvrir le véritable nom de ce personnage ; je vais donc rapporter la tradition même aussi fidèlement que possible.

Dans la Frise orientale, sur les côtes de la mer du Nord, il y a des baies qui forment des espèces de ports peu étendus et qu’on nomme des Siehl. Sur un des points les plus avancés de ces anses s’élève la maison solitaire d’un pêcheur qui vit là, avec sa famille, content et