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burin, comme le pinceau et l’ébauchoir, est avant tout un instrument de la pensée, et, Dieu merci, nous n’en viendrons jamais à renier absolument l’art pour ne plus croire qu’au fait, à préférer au sentiment de l’artiste le savoir-faire de l’ouvrier ou la stérile fécondité d’une machine.

On ne saurait donc s’inquiéter outre mesure de la situation précaire, mais non désespérée, où se trouve aujourd’hui la gravure. L’attitude même de notre école, les travaux qui s’accomplissent, n’autorisent-ils pas d’autre part un espoir sérieux ? L’école française, si réduite qu’elle soit, est plus riche en talens qu’aucune autre : trouvera-t-on ailleurs des maîtres comme MM. Desnoyers et Henriquel-Dupont, des élèves de la force de M. François ? Elle n’a plus, nous l’avons dit, l’unité de physionomie qui la caractérisait autrefois ; mais à défaut de système unanimement admis, elle a encore la force qui lui donnent l’émulation, l’habitude de L’effort et la conscience de ses progrès. Qui sait même ? Peut-être l’indifférence où nous laissent ces progrès et ces efforts est-elle pour les graveurs un stimulant plus vif que ne le serait l’excès de la faveur et du succès. Les encouragemens multipliés ne font pas naître toujours les belles œuvres, et le talent devient quelquefois plus vivace et plus sain quand il lui faut conquérir pied à pied la place qu’en d’autres temps on lui eût accordée de plein droit. La prodigalité des derniers Médicis enfantait la décadence de l’art florentin, tandis que l’aveuglement des hommes du XVIIe siècle irritait en France le génie de Poussin et lui donnait une vigueur nouvelle. Il semble qu’à leur tour les graveurs contemporains doivent s’aider de notre froideur même et s’exciter de notre injustice. Étrange secours pourtant, et dont personne ne voudrait poser en principe l’efficacité ! D’ailleurs est-ce assez que d’opposer à nos préventions une inébranlable constance, et de continuer invariablement les exemples du passé ? Suffit-il d’entreprendre et de poursuivre des travaux de gravure en vertu d’une tradition inflexible, et ne devrait-on pas songer aussi à leur donner quelque intérêt actuel ? Si les graveurs respectaient moins obstinément les limites où ils circonscrivent leur art ; si, au lieu de se renfermer dans des habitudes, ils entraient dans une voie de recherches nouvelles, il est probable qu’on ne refuserait plus à leurs ouvrages l’attention et l’estime qu’ils méritent. Que les hommes habiles qui manient aujourd’hui le burin changent donc, non pas de méthode d’exécution, mais de modèles ; qu’au lieu de tableaux gravés déjà par plusieurs générations d’artistes, ils choisissent pour les interpréter des tableaux moins universellement connus et reproduits. Tout en se rattachant aux précédons de l’école française par le caractère des intentions et le sérieux de la manière, ils ne demeureront plus isolés du mouvement de l’époque : on ne leur disputera plus une place légitime parmi les talens qui honorent notre temps et notre pays, et l’art de la gravure, restauré et rajeuni par le succès, triomphera, il faut l’espérer, des obstacles que lui auront momentanément suscités les erreurs du goût, l’abus des procédés mécaniques et les envahissemens de l’industrie.


HENRI DELABORDE.