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l’appui des capitaux, puisqu’un grand nombre avaient été détruits, et que le reste épouvanté émigrait ou se cachait. Heureusement que, par une faveur spéciale de la Providence, les fruits de la terre ont été abondans pendant cette épreuve, car si le moindre doute avait pu s’élever dans les esprits sur l’approvisionnement, au milieu du désordre général, nous aurions vu les horreurs de la famine se joindre comme autrefois aux horreurs de la guerre civile.

Un premier retour de confiance répare en partie ces désastres. La France montre encore une fois ce qu’elle a montré si souvent, notamment après l’anarchie de 93 et les deux invasions, qu’il n’est pas en son pouvoir de se faire un mal incurable. Plus elle reparaît pleine de ressources malgré les pertes immenses qu’elle a faites, plus on est frappé des progrès qu’elle aurait réalisés dans ces cinq ans, si elle n’avait pas elle-même arrêté violemment son essor. Les recettes des contributions indirectes, un des signes les plus certains de la prospérité publique, qui étaient de 825 millions en 1847, et qui ont remonté péniblement, après une baisse énorme, à 810 millions en 1852, auraient atteint dans cette même année de 950 millions à 1 milliard, si l’impulsion qu’elles avaient reçue s’était soutenue, et toutes les branches de la richesse publique répondraient à ce brillant symbole.

Du reste, si j’ai dû raconter, pour compléter mon sujet, ce qui s’est passé en Angleterre depuis cinq ans, il ne faut pas en conclure qu’une révolution du même genre me paraisse nécessaire, désirable ou même possible en France. Nous sommes dans des conditions différentes sous tous les rapports. Il ne peut être question chez nous d’établir le bon marché des subsistances ; nous l’avons, puisque l’Angleterre, après tous ses efforts, n’a pas pu descendre plus bas que les plus élevés de nos prix courans, et sur la moitié du territoire nous ne l’avons que trop. Il ne faut pas confondre les pays riches et peuplés à l’excès avec ceux qui ne le sont pas ; les besoins des uns ne sont pas du tout ceux des autres. Nous ne ressemblons pas à l’Angleterre de 1846, mais à l’Angleterre de 1800. Ce n’est pas la production qui manque chez nous à la consommation, c’est encore la consommation qui, dans la moitié de la France du moins, manque à la production. Au lieu de voir partout le blé à 25 francs l’hectolitre et la viande à 1 franc 25 centimes le kilogramme, nous avons des pays entiers où le producteur n’obtient guère de ses denrées plus de la moitié de ces prix. Pour ceux-là, ce n’est pas la baisse qu’il leur faut, mais la hausse, et ils sont encore bien loin du temps où ils pourront souffrir de l’excès de demande des denrées agricoles et de l’élévation des prix.


LEONCE DE LAVERGNE.