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bras. Les morts tombés dans les rues y pourrissaient sans sépulture. Les vivans, couverts d’une peau noire et retirée que les os écorchaient, éprouvaient d’atroces douleurs au moindre contact. Vers les derniers temps du siège, il mourait jusqu’à quatre cents personnes par jour. Aussi, lorsque après quatorze mois et seize jours de siège Louis XIII fit son entrée dans La Rochelle, il ne put retenir ses larmes à l’aspect de tant de souffrances, dont les preuves frappaient ses yeux malgré les précautions prises pour lui en éviter le spectacle[1]. 5,000 Rochelais seulement le reçurent en criant grâce. Des 28,000 habitans que la ville renfermait au commencement du siège[2], 23,000 étaient morts de faim[3] !

Une population entière atteint difficilement ce degré d’héroïque constance, si elle n’est soutenue par un homme d’élite qui lui souffle sa propre énergie ; ici cet homme fut Jean Guiton. Issu d’une famille d’échevins, fils et petit-fils de maires, ce célèbre Rochelais s’était d’abord exclusivement occupé des soins exigés par son commerce et par une fortune quelque peu embarrassée[4] ; mais, nommé amiral à l’âge de trente-neuf ans, il déploya tout à coup de véritables talens militaires et une indomptable fermeté. Pour son début, on le voit assaillir la flotte royale deux fois plus forte que la sienne, la mettre en fuite et lui prendre plusieurs navires. Plus tard, avec 5,000 hommes et 500 canons, il attaqua le duc de Guise, dont les vaisseaux, plus forts et armés de canons d’un plus gros calibre, portaient 14,000 hommes et 643 bouches à feu. Ce fut une bataille acharnée : 14,000 coups de canon furent tirés en deux heures, et les deux amiraux coururent les plus grands périls. La nuit vint interrompre cette lutte inégale. Au lieu d’en profiter pour fuir, Guiton et ses Rochelais restèrent en place, prêts à recommencer le lendemain. Au point du jour arriva la nouvelle que la paix était signée. Alors Guiton alla saluer le duc de Guise, et lui offrit son étendard comme au représentant du roi de France. Guise le refusa, déclarant qu’il ne l’avait pas gagné au combat. Il embrassa Guiton, et dit aux capitaines rochelais : « Vous estes

  1. La Rochelle se rendit le 29 octobre 1628, mais le roi ne rentra dans ses murs que le 1er novembre. Ces deux jours furent employés à nettoyer les rues, à enterrer les cadavres et à distribuer des vivres à ce qui restait d’habitans.
  2. Recensement officiel fait par le maire Jehan Godeffroy.
  3. Un millier de personnes moururent encore des suites de leur misère, après la reddition de la place. Ainsi de la population primitive de La Rochelle il ne resta qu’environ quatre mille âmes.
  4. Jean Guiton, dernier maire de l’ancienne commune de La Rochelle, par P.-S. Callot, ex-maire de la même ville, 1847. Dans ce travail, très-curieux à plus d’un titre, l’auteur a reconstruit, à l’aide des pièces originales conservées à La Rochelle, l’histoire entière de Guiton et de sa famille avant et après le siège de 1628, histoire qui était complètement oubliée.