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division du travail est une condition nécessaire. Or, dès qu’il s’agit d’art, il est très difficile d’atteindre à un certain mérite de l’exécution, s’il faut que deux mains différentes touchent au même objet. Les premiers fabricans de poteries étaient tout à la fois industriels et artistes, chimistes et peintres. De là dans leurs ouvrages cette harmonie parfaite entre la matière, la forme et la couleur. Il est évident lorsqu’on les examine qu’entre la pensée et son exécution il n’y a point eu d’intermédiaires. Où trouver aujourd’hui cet heureux accord entre l’art et l’industrie ? Mais, au lieu de faire le procès à notre époque, j’aime mieux m’arrêter pour rechercher les qualités d’une époque déjà bien loin de nous. On trouve dans tous les cabinets, notamment au Louvre et au musée de Cluny, des plats de faïence faits au commencement du XVIe siècle par Horace et Flaminio Fontana ou par le maestro Giorgio. La terre est loin d’avoir la finesse de nos faïences modernes ; les vases sont pesans, presque toujours un peu déjetés par la cuisson, mais l’émail qui les recouvre est d’une merveilleuse finesse. D’ordinaire l’ornementation consiste en peintures à couleurs vives, sans aucune prétention à une exacte imitation de la nature. Quelquefois ce sont des arabesques capricieuses, d’autres fois des sujets tirés de la mythologie ou de l’histoire. Toutes ces peintures sont traitées avec une facilité de pinceau extraordinaire. Ce sont des esquisses hardies lavées à la manière de l’aquarelle, et, bien qu’en général les compositions soient empruntées aux dessins ou aux gravures des grands maîtres, rien n’y laisse voir la timidité ni la recherche qui accompagnent toujours nos copies modernes. C’est dans cette exécution si vive et si intelligente que consiste, à mon sentiment, le principal mérite des faïences italiennes. Les Fontana et leurs disciples avaient compris qu’un plat destiné à recevoir une aile de poulet n’est pas un tableau, et probablement, lorsqu’ils fabriquaient et peignaient leurs assiettes, ils ne se doutaient guère qu’on les mettrait un jour dans des armoires, sous verre, comme des objets précieux. Réjouir la vue par des couleurs vives et harmonieuses, rappeler en quelques traits heureusement choisis une peinture célèbre, distraire un instant un gourmand par une fantaisie rapidement exécutée, voilà le but qu’ils se sont proposé et qu’ils ont atteint. Plus tard, on a fait des plats d’une argile plus fine, on les a tournés ou moulés avec plus de précision, on les a mieux cuits ; on s’est servi d’un bien plus grand nombre de couleurs, on a mieux peint, ou du moins on a plus exactement imité avec des couleurs fusibles au feu les effets qu’on n’obtenait auparavant qu’avec des couleurs à l’huile, et cependant les plats du maestro Giorgio, avec toutes leurs imperfections, restent encore des chefs-d’œuvre. Entre eux et nos plus belles porcelaines modernes, il y a, si l’on me passe cette comparaison, la même différence qu’entre un drame de Shakspeare et ces tragédies conformes aux règles, richement rimées, sagement conduites et parfaitement ennuyeuses. Le goût des tours de force mène toujours à la décadence de l’art. Aux plus belles époques, on obtient les résultats les plus magnifiques avec une grande simplicité de moyens. Les Grecs, par exemple, ont fait des vases admirables avec des dessins au trait et en n’employant qu’une seule couleur. Est-il sage de faire consister le mérite d’une fabrication dans la difficulté vaincue, et quel succès que celui de parvenir à déguiser la matière dont on fait usage et de convertir un service de table en une galerie de tableaux ? Ces réflexions me conduisent à rappeler une des lois fondamentales de l’art, c’est