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un demi-siècle d’efforts de l’Europe pour soutenir ce vieil édifice, la Turquie en est encore à se débattre au milieu de la misère, des violences, des révoltes permanentes, de la barbarie, sans même accepter ce qui pourrait rattacher ses intérêts aux intérêts de l’Europe. Puisqu’il en est ainsi, dira-t-on, n’est-il point préférable qu’une puissance plus régulière succède à cette domination inintelligente ? N’est-il point naturel que la Russie, qui vit déjà en communauté de religion avec les populations grecques de l’Orient, tende à les absorber politiquement et à reprendre possession de Sainte-Sophie ? Il est sans doute de l’intérêt de la Russie de le dire : c’est sa politique et son ambition de prédominer en Orient. Aller à Constantinople est une sorte de vocation pour elle, comme on dit dans un certain langage mystique, et c’est une vocation très compréhensible. Il y en aurait bien d’autres de ce genre dans le monde ; mais la question est de savoir si l’Europe peut voir tranquillement les progrès de cette formidable puissance, dont la disproportion est déjà si notoire avec celle des autres états, dont la protection est un péril pour ceux-là mêmes qui ont à l’invoquer. C’est à l’Autriche, qui semble seconder la Russie, de réfléchir sur cette situation et de se demander si, après s’être montré comme le pape grec à Constantinople, le tzar ne peut pas agir quelque jour en empereur slave vis-à-vis des Slaves autrichiens.

D’ailleurs ne se fait-on pas quelque illusion lorsqu’on représente l’empereur de Russie comme exerçant une influence religieuse souveraine sur tout le monde chrétien de l’Orient ? Le tzar est-il aussi unanimement qu’on le dit salué pape par toutes ces populations ? Il y a au contraire parmi elles une tendance, manifestée par plus d’un fait, à se soustraire à un sceptre religieux unique. La vérité est que ces populations ont besoin de protection vis-à-vis de la Turquie, et qu’elles se rattachent à qui les défend. Elles se rattacheraient à la France et à l’Angleterre, si celles-ci les protégeaient, ce qui ne veut point dire que la France ait aucune conquête à méditer de ce côté ; cela veut dire qu’une question de ce genre, quand elle se pose, n’est la propriété d’aucune puissance en particulier : sa solution appartient à l’Europe tout entière agissant en commun. S’il y a quelque chose de remarquable dans ces complications, c’est l’attitude de l’Angleterre. Si l’Angleterre prend déjà son parti des desseins de la Russie, nous sommes un peu loin du temps où le glorieux Pitt disait qu’il ne fallait pas faire à un homme l’honneur d’entrer en discussion avec lui dès qu’il mettait en doute l’indépendance de Constantinople. Si elle sait ce qu’elle fait, comme cela n’est point douteux, si elle a d’avance marqué ce qu’elle considère comme une satisfaction suffisante à ses intérêts, c’est une raison de plus pour la France de ne point régler absolument sa politique, sur la politique anglaise. Et cependant il est très vrai que l’union des deux pays est la plus forte garantie de la paix de l’Europe aujourd’hui. Il y aurait un intérêt de premier ordre, en face de ces questions redoutables qui surgissent, dans cette unité de vues et de politique dont parlait récemment l’empereur en répondant à une députation de la Cité de Londres chargée de lui remettre une adresse très pacifique signée par quatre mille négocians anglais : manifestation singulière de la part du commerce britannique, surtout dans un moment comme celui-ci, au lendemain même de l’émotion causée par l’affaire d’Orient !