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retraite du Monténégro. Le succès du comte de Leiningen est venu frayer la route à l’envoyé russe. Tout était plus menaçant encore ici, et la qualité du personnage, ministre de la marine du tzar, allié à la famille impériale, et le mystère qui enveloppait sa mission, et l’appareil dans lequel il mettait le pied sur le sol turc. Le prince Menschikoff est arrivé à Constantinople venant de passer en revue un corps d’armée et la flotte russe, accompagné d’un amiral et d’un général, pourvu d’immenses moyens d’action ; une somme considérable, dit-on, est mise à sa disposition en dehors des frais de son ambassade. On n’a point manqué de soulever sur son passage l’enthousiasme des Grecs de Constantinople, de telle sorte qu’on pouvait très certainement se demander quel était le véritable souverain, le sultan ou le représentant du tzar ? Ce qu’il y a à observer en outre, c’est que, par hasard ou autrement, cette mission se trouvait coïncider avec l’absence des ambassadeurs de France et d’Angleterre, le premier acte du prince Menschikoff a été de provoquer la retraite du ministre des affaires étrangères de la Porte. Quant au but réel de sa mission, on n’en sait rien même encore. On a pu présumer tout d’abord seulement qu’il s’agissait de la revendication du protectorat de tous les chrétiens de l’Orient. Or, comme les chrétiens forment une population de onze millions d’âmes en Europe contre moins de trois millions de Turcs ou plutôt de musulmans, il est facile de voir que la véritable puissance dans l’empire allait changer de mains. De là cette subite terreur qui est née à Constantinople et l’émotion qui a gagné l’Europe avant même que l’ultimatum du prince Menschikoff ne fût connu. Quelles sont les conditions que l’envoyé de la Russie est chargé de faire prévaloir ? On ne saurait le dire ; toujours est-il qu’elles ne semblent point aussi extrêmes qu’on l’a pu craindre. Il ne s’agirait plus, assure-t-on, que de la question des lieux saints, et on parle même d’une conférence qui pourrait s’ouvrir à Constantinople. Il resterait alors à se demander comment s’explique la nature extraordinaire de la mission qui a pu à ce point émouvoir l’opinion européenne.

Ce qu’il y a de plus grave en effet, ce n’est point le nombre ou la portée des réclamations du prince Menschikoff, que nous ne connaissons pas et qui peuvent être, en réalité très modérées : c’est le caractère même de cette mission. Indépendamment de tout effet matériel immédiat, la Russie semble avoir voulu surtout produire un effet moral. Elle a voulu en même temps attester sa présence à Constantinople aux yeux des populations orientales et éprouver l’opinion de l’Europe. C’est un de ces coups hardis tentés au milieu de la paix, et sans l’enfreindre en apparence, pour savoir la mesure de ce qu’on peut faire. Qu’importe que la Russie n’aille point en ce moment au bout de sa pensée ? Elle a atteint le seul résultat auquel elle aspirait sans doute : elle a frappé l’imagination publique, elle a tenu pendant quelques jours le monde en face de cette idée de sa présence à Constantinople. Ce qu’il y a de plus sérieux encore, c’est qu’après la mission du prince Menschikoff bien plus qu’après la mission du comte de Leiningen, l’empire ottoman n’est plus qu’un nom, son indépendance n’est plus même une fiction respectée dans un intérêt conservateur, et le malheur est que l’empire turc porte la juste peine de ses vices et de sa corruption. Impuissant à vivre, impuissant à se rajeunir, il se heurte de toutes parts à des impossibilités. Après