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qu’il avait défendu l’intelligence, la réflexion et le bon sens contre l’esprit, en faisant de cette société ivre d’esprit la proie facile de toutes les nouveautés, de tous les mystères, de toutes les utopies.


III

Tel est donc le triste côté du XVIIIe siècle que nous présente la Bibliothèque de l’esprit français, et il nous est maintenant facile de voir quelle position doivent occuper dans la littérature actuelle, ceux qui vont chercher leurs inspirations au milieu de cette corruption littéraire. Certes, nous ne voulons les accuser ni d’avoir formé une école, ni d’avoir montré une idée ou indiqué un but, nous reconnaissons aussi qu’ils n’ont perverti aucun esprit digne de meilleures inspirations, et qu’il faille regretter de voir engagé dans d’aussi mauvaises voies. Ils se contentent de continuer assez pauvrement une décadence, celle du XVIIIe siècle, et ils ne sont à vrai dire qu’un de ces cent rejetons sortis, à peine viables, de la précoce vieillesse de l’école romantique.

Comment ces deux décadences, avec des origines si différentes et des principes si distincts, ont-elles pu se rencontrer ? Ce serait une histoire, assez triste à faire. Nous en laisserons le soin à ceux qui, dans un but de curiosité plutôt que d’utilité, s’amuseront à lever les voiles dans lesquels la médiocrité s’est cachée au XIXe siècle, pourtant il semble qu’on pourrait généraliser ainsi cette histoire, qui est celle de presque tous les écrivains médiocres de ce temps-ci. Un nouveau chef-d’œuvre apparaît construit d’après une inspiration jusqu’ici inconnue ou alors oubliée ; quelques grandes intelligences se sentent émues par la même inspiration, et elles produisent des œuvres qui, tout en montrant une analogie de physionomie, portent le cachet de leur originalité propre ; les esprits vraiment philosophiques cherchent et analysent la loi de cette inspiration nouvelle. Jusqu’ici, tout est bien, et c’est ce que nous avons vu au commencement de notre siècle ; mais arrive la foule des disciples : ce sont tous des esprits absolument médiocres, mais relativement élevés, c’est-à-dire un peu au-dessus du niveau qui pèse sur leur entourage. Ils se hâtent d’organiser, en une rhétorique aussi implacable que celle qu’on vient de détruire, cette nouvelle idée, cette œuvre qui vient d’entrer dans le monde ; chacun, selon la tendance et l’instinct de sa médiocrité, s’empare d’une phrase de la pensée nouvelle, s’y cantonne et y bâtit un petit système, une petite tyrannie. Ceux qui se contentent de regarder l’extérieur des choses, des hommes ou des idées, ceux qui sont amoureux de la forme, ceux-là poussent tout simplement les créations du maître, les caractères qu’il a inventés, dans de nouveaux habits : ils cachent les pensées d’autrui sous la cape espagnole, sous le péplum antique, ou dans le burnous oriental ; mais, quand les capes, les péplum, les burnous sont usés, quand il se trouve pourtant encore parmi ces disciples d’autres esprits faciles en qui l’imagination travaille assez pour les agiter du désir de l’art, sans pouvoir leur en communiquer la puissance, — ne faut-il pas alors que ces esprits cherchent, non quelque vérité, non quelque grande et féconde pensée, non quelque vivant caractère, mais quelque nouveau vêtement, pour y cacher les idées de