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de la comédie. Tout y était froid et sans vigueur ; l’abus de l’esprit y avait tué la gaieté. Pour rendre quelque vie à cet art comique, il fallait y introduire un peu de cette vivacité brutale qui paradait aux théâtres de la foire, comme aussi, pour réveiller cette gaieté que l’esprit avait rendue étique, il fallait la mettre en contact avec l’obscénité. C’est ce qu’avait compris Beaumarchais, et Mercier reconnaît que ce qui avait fait le succès du Mariage de Figaro, c’est que « cette comédie respire une odeur de corruption morale. » Le triomphe de cette corruption sur la scène avait été préparé de longue main : cet amour effréné du bruit, qui est propre aux sociétés où l’esprit domine comme aux hommes qui ne pensent pas, la recherche de la nouveauté, le besoin de sortir de soi, avaient développé à un haut degré l’amour du théâtre et d’un certain théâtre. Chacun fuyait la froideur correcte des comédies publiques, et ne recherchait que grivoiseries et paysanneries. Les parades de Collé l’amphigouriste faisaient les délices de la société du duc d’Orléans ; les plus célèbres courtisanes, Guimard en tête, avaient leur théâtre ; les deux demoiselles Verrières, les Aspasies du siècle, avaient théâtre de ville, théâtre de campagne, et c’est pour plaire à ces divinités que Colardeau composa sa Courtisane amoureuse.

Cette corruption qu’on cherchait dans les jeux scéniques peut nous faire comprendre comment les comédiennes avaient beaucoup plus d’influence sur le siècle que les comédies, qui ne servaient guère que d’encadrement aux actrices, les divinités pénates de ce temps, les vraies muses de cette poésie. Clairon était aussi célèbre que Voltaire, el, si on éleva une statue à celui-ci, on institua pour celle-là l’ordre du Médaillon, que ses enthousiastes portaient en guise de décoration. La tragédie, qui eut dû, ce semble, servir de refuge aux dernières hautes pensées, aux dernières grandes études du cœur humain, était devenue bien moins importante que la poésie légère ; elle ne servait guère que de prétexte aux épigrammes. Elle réussissait, non par les beautés qu’elle renfermait, et peu importait qu’elle en renfermât, mais par les allusions que le public en tirait. Elle n’était plus de l’art ou de la littérature, elle n’était plus que l’histoire domestique du temps présent, des haines, des préjugés, des coteries, souvent l’histoire des démêlés ou du libertinage des comédiennes. Le public y découpait des réponses ou des continuations aux bons mots que les bureaux d’esprit lançaient dans le monde ; il y cherchait des épigrammes, des nouvelles à la main. Et à mesure qu’on avança dans le siècle, quand les esprits devinrent sombres et haineux, le théâtre obéit davantage à ce mépris du public pour l’art, à ce besoin d'actualité passionnée qui remplaçait l’amour du beau. Il livra les allusions toutes faites, et là encore l’esprit et la calomnie devinrent le seul art dramatique.

À côté de la tragédie et de la comédie, qui se mouraient ainsi, l’art théâtral avait conservé dans un autre genre quelques restes du vieil esprit français. L’opéra-comique était né d’une sorte de fusion entre le théâtre de la foire et le vaudeville, et, malgré le dédain qui depuis longtemps poursuivait de tels genres, malgré les maladroites opérations que lui avaient fait subir Fuselier et Le Sage, il gardait encore la trace de son origine, qui remontait aux sotties du moyen âge. Il avait conservé seul, de toutes les manifestations de la pensée au XVIIIe siècle, quelques-unes des qualités de l’esprit national,