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n’a pu contenir son enthousiasme pour écouler l’orateur, ou serait-ce qu’il y avait dans la foule assez de malveillans pour empêcher l’orateur d’être ouï ? Il se pourrait. Les Irlandais sont nombreux à New-York, et ils ne sont pas favorables à Kossuth ; leurs journaux lui reprochent d’avoir été, dans ses discours en Angleterre, trop Anglais et trop monarchique, d’avoir rappelé qu’il était protestant et mal parlé des jésuites ; l’archevêque de New-York, ces jours derniers, a discouru contre lui dans un meeting catholique. Toutefois l’incident de Castle-Garden est bien vite oublié dans le vacarme de l’excitation populaire. Après avoir passé la milice en revue, Kossuth monte avec le maire de New-York et Mme Kossuth dans une voiture découverte, suivi de ses officiers et des autorités de la ville ; précédé et accompagné des corps qui défilent musique en tête, il traverse New-York comme un potentat qui ferait son entrée dans sa capitale entre une double haie de sujets. Les fenêtres sont ornées de tentures, les toits sont chargés de spectateurs, mille mains s’agitent, mille voix crient : Vive Kossuth ! Je n’ai jamais vu toutes les apparences de l’enthousiasme à un plus haut degré que dans cette population de cinq cent mille âmes accueillant, avec un transport qui allait parfois jusqu’à la fureur, un étranger, le chef d’une nation lointaine et peu connu du grand nombre, parce qu’il apparaît à tous comme la personnification de la liberté, du droit de résistance à un pouvoir étranger. Les Américains saluaient dans l’insurrection hongroise l’image de leur propre affranchissement, et dans Kossuth un Washington magyare ; c’est ce qui était universel et de bon aloi dans cet enthousiasme. Il s’y mêlait chez quelques-uns le désir d’une manifestation favorable à l’intervention de l’Amérique dans les affaires de l’Europe ; ceux-là criaient bien fort : La Hongrie ! mais disaient tout bas : Le Canada et la Havane ! — Les devises et les tableaux abondaient ; tantôt ils représentaient Washington, Lafayette et Kossuth, tantôt la reine d’Angleterre, le président des États-Unis et le sultan comme ayant concouru à délivrer le prisonnier ; seulement le sultan, qui a une trentaine d’années, était constamment représenté sous les traits d’un vénérable vieillard, avec une grande barbe blanche tombant sur sa poitrine.

Le soir, une procession d’Allemands est venue sous les fenêtres de l’hôtel où demeure Kossuth ; ceux qui la composaient portaient tous des torches qui jetaient sur la foule un éclat sinistre. Ici était la partie la plus passionnée et la plus révolutionnaire des admirateurs de Kossuth ; en les voyant secouer leurs torches, on se demandait si les étincelles qui en jaillissaient allaient embraser l’Europe. À onze heures, tous s’étaient retirés, et cette journée si animée, si tumultueuse, a fini sans le plus léger trouble. Après avoir écouté les hourras de la foule, je prête l’oreille à ce qui se dit dans la conversation