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réduites, et l’on sait que Corneille, près de mourir, aurait perdu la sienne sans l’intervention de Boileau ; mais, dans l’année où elles atteignirent le chiffre le plus élevé, la dépense totale ne dépassa pas 100,000 livres, savoir : 53,000 livres pour les nationaux, 16,000 pour les étrangers, et le reste en gratifications. Il est vrai qu’en 1673 le roi s’avisa envers les académiciens d’une générosité vraiment grandiose : comme ils travaillaient alors au Dictionnaire et se réunissaient une ou deux fois par semaine, pour stimuler leur activité, il fut réglé qu’une somme de 40 livres serait allouée pour chaque séance, soit 1 livre par membre ; il est juste d’ajouter que les membres présens devaient partager entre eux la part des absens.

Voilà donc le budget de la littérature au grand siècle. Je demande pardon de ces détails, car j’avoue ne pas trop comprendre quelle relation mystérieuse existe entre un sac d’écus et l’inspiration qui fait les Misanthrope et les Athalie ; mais peut-être ces chiffres ne sont-ils pas inutiles. Au moins peuvent-ils servir à prouver qu’on a peu de raison de regretter à cet égard le temps passé, et qu’il n’est aucun gouvernement en France, depuis un demi-siècle, qui n’ait été à proportion beaucoup plus libéral envers les lettres que le grand roi.

Les gouvernemens seraient moins généreux qu’il n’y aurait pas encore lieu de s’en plaindre. Les protections élevées, si intelligentes qu’on les suppose, ont leurs inconvéniens ; la dignité du poète en souffre toujours, sans parler des mauvais vers que lui arrache la reconnaissance, et dont il est trop puni par le ridicule de les avoir faits. Il est vrai que les grands talens échapperont plus aisément que d’autres à des périls de ce genre ; par bonheur, les Mécènes ont presque toujours une prédilection marquée pour les écrivains abandonnés du public ; ils les consolent avec des pensions. Chapelain leur plaît toujours plus que Molière. Cette préférence se conçoit : un homme de génie peut bien s’abaisser à quelques complaisances ; mais il y a en lui une sorte d’indiscipline, une indépendance naturelle qui tôt ou tard se révolte et le brouille infailliblement avec ses protecteurs. La médiocrité est plus docile, et c’est cette qualité que l’on apprécie particulièrement.

D’ailleurs, depuis le XVIIIe siècle, les lettres sont émancipées et n’ont plus besoin de protection ; les écrivains le savent : loin de méconnaître la puissance de la pensée, ils seraient plutôt tentés de l’exagérer. Il se peut qu’il y ait encore quelques gens modestes qui soupirent pour les beaux yeux de la cassette ; mais en général c’est faute de mieux. Il existe aujourd’hui une puissance courtisée par les gens de lettres, plus courtisée que ne l’a jamais été Louis XIV : c’est le public ; ceux qui s’adressent à un autre pouvoir ne le font guère que quand ils désespèrent de plaire à celui-ci. Cette protection est la seule utile, la seule dont les préférences soient vraiment flatteuses.