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ADELINE PROTAT.

devenues irritées et menaçantes. C’est alors qu’elle était rentrée pour avertir Protat de ce qui se passait dans le village. — Ça sent mauvais pour nous dans l’air, ajouta Madelon en achevant son récit. Avec ça que j’ai vu trois pies se poser sur la cheminée de la maison !

— Superstition ! dit Lazare.

La servante secoua la tète. — Si un danger menaçait ma maîtresse, qui donc pourrait la défendre, continua-t-elle, maintenant que son père est animé par le chagrin et qu’on ne peut rien tirer de lui, sinon des larmes ?

— Et moi, s’écria Lazare, ne suis-je pas là ?

— Vous, monsieur Lazare, dit Protat en se levant, il faut que vous quittiez le pays, et tout de suite ! ajouta le sabotier avec colère.

Puis, voyant le mouvement qui était échappé à l’artiste, il ajouta d’une voix suppliante :

— Pardonnez-moi, je n’ai rien à vous dire. Ce n’est pas votre faute, tout ce qui arrive. Vous êtes venu dans notre pays pour faire votre état. Pourvu que vous trouviez des arbres et des rochers, vous ne pensez pas à autre chose. Eh bien ! alors, ça ne vous fait rien, n’est-ce pas ? d’aller d’un autre côté, — à Chailly ou à Barbizon. — Les arbres sont bien plus beaux par là que chez nous. Il y a là le Bas-Bréau. Si vous n’y allez pas cet été, vous ne le trouverez plus debout l’an prochain. Vous vous logerez chez le père Grapin ; tous ces messieurs y vont. Vous rencontrerez des amis. Ce sera bien plus amusant que Montigny. Et puis, le vin est meilleur chez le père Grapin. C’est du bourgogne ; moi je ne vous donne que du gàtinais… mauvaise récolte…, et la pension est moins chère que chez moi.

Lazare se sentait profondément ému en voyant ce pauvre homme qui, au milieu de sa douleur, cherchait encore des subterfuges pour l’éloigner. Il apprécia ses précautions, mais il en fut blessé. Protat le traitait comme un étranger qu’un hôte éloigne de sa maison, menacée d’un désastre domestique.

— Mais, s’écria-t-il, vous croyez donc que je partirais tranquillement ? Vous pensez donc que tout ce que j’entends dire ne me révolte pas autant que vous ? Vous ne jugez donc pas que je puisse vous être utile ?

— Utile ! fit le sabotier avec amertume.

— Oui, reprit Lazare, de cette accusation, la moitié pèse sur moi : j’ai à me défendre.

— Oh ! dit Protat, les jeunes gens n’ont jamais à souffrir de ces choses-là. Quand le mal est fait, ils n’ont qu’à en rire, s’ils sont méchans,… ou à plaindre celle qui reste victime, quand ils sont honnêtes comme vous.

— Railler ou plaindre, c’est là tout ce que vous voyez à faire ! dit Lazare.