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reconnaissant, que Napoléon déclare, même à Sainte-Hélène, où il était devenu si libéral, que si la pièce eût été fuite de son temps, il n’en aurait pas permis la représentation. Il faut encore savoir gré au roi d’avoir permis à Molière d’attaquer les ridicules des marquis, comme Scarron d’ailleurs l’avait fait précédemment. Voilà à quoi se réduit, après tout, cette protection si vantée : Louis XIV n’a pas étouffé le génie de Molière ! C’est très bien, sans doute ; mais prétendre faire du génie de Molière un des fruits du pouvoir absolu, un argument en faveur de ce régime, c’est une dérision, quand ces bienfaits du pouvoir envers lui se réduisent à lui avoir laissé un peu de cette liberté qu’un gouvernement plus libéral lui eût accordée tout entière.

Quant à La Fontaine, que son amour pour la rêverie et son indifférence pour la fortune tinrent toujours loin des faveurs, qui, seul avant Fénelon eut au temps de Louis XIV le goût de la solitude et le talent, de peindre la nature, comme on veut bien convenir qu’il ne doit son génie qu’à lui-même, à ses goûts et à ses auteurs favoris, les vieux écrivains du XVIe siècle, il est inutile d’insister sur ce point. Bornons-nous à rappeler qu’il vécut si bien en dehors de son siècle, que son siècle ne le comprit point, que son ami Boileau l’oublia absolument, lui et la fable, dans son Art poétique, et qu’enfin Mme de Sévigné elle-même, toujours citée parmi les rares esprits de son temps qui paraissent avoir apprécié le grand poète à sa juste valeur, parle pourtant de ses chefs-d’œuvre comme de bagatelles[1], jolies, il est vrai, mais peu dignes d’occuper des gens nés pour s’occuper de questions infiniment plus graves, comme celle de savoir quel a été le costume de M. d’Hocquincourt à la dernière promotion des chevaliers de l’ordre, ou si Mme de Ventadour aura le tabouret.

Autour des trois grands écrivains que nous venons de citer s’en groupent d’autres, bien considérables encore, et qui datent de la même époque : le cardinal de Metz, La Rochefoucauld, Mme de Sévigné. Or, que l’on compare cette génération, antérieure par son éducation littéraire au règne de Louis XIV, avec celle qui va suivie, il est impossible de ne pas remarquer une différence et dans l’inspiration des écrivains et dans la langue dont ils se servent. Je ne sais s’il faut attribuer ce changement à Louis XIV ; mais ce qui parait évident, c’est que chez les écrivains de la seconde génération l’inspiration est

  1. « N’avez-vous point trouvé jolies les cinq ou six fables de La Fontaine qui sont dans un des tomes que je vous ai envoyés ? Nous en étions ravis l’autre jour chez M. de La Rochefoucauld ; nous apprîmes par cœur celle du Singe et du Chat,… cela est peint ; et la Citrouille et le Rossignol, cela est digne du premier tome. Je suis bien folle de vous écrire de telles bagatelles ; c’est le loisir de Livry qui me tue. » (A Mme de Grignan, 27 avril 1671.)