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Aspect semblable et destinée contraire : là toute la grandeur du passe, ici toute la puissance de l’avenir. L’imagination est accablée, quand en présence des pyramides elle s’interroge sur ce qui existait il y a cinq mille ans ; elle est écrasée quand aux rives du Mississipi elle se demande ce qui sera dans cinq mille ans.

Elle peut aussi se plonger dans un passé auprès duquel les œuvres les plus antiques de l’homme sont bien jeunes. M. Lyell a conclu, d’un calcul fondé sur la quantité de matière solide charriée annuellement par les eaux, qu’il a fallu soixante-sept mille ans pour former le delta du Mississipi, et d’après M. Élie de Beaumont, ce delta est entre tous ceux des grands fleuves celui qui se forme le plus rapidement. Quelle antiquité cela donne au delta du Nil, dont les progrès sont beaucoup moins rapides[1], et combien se sont abusés ceux qui voulaient que l’origine de ce dernier fût postérieure au commencement des temps historiques ! Quand on fouille dans le delta du Mississipi, on trouve plusieurs étages de forêts souterraines, entassés par lits successifs les unes au-dessus des autres. Dans une de ces fouilles, on a découvert, dit-on, un crâne humain. D’après la profondeur de son gisement, un auteur américain affirme que ce delta était habité par l’homme il y a cinquante-sept mille ans, fait qu’il faudrait vérifier et conclusion que la science ne peut admettre ; car s’il est quelque chose de démontré en géologie, c’est le peu d’ancienneté de la race humaine sur la terre.

Le moment où l’on s’apprête à passer la barre est toujours un peu solennel : on fait silence. Des remorqueurs passent très près de nous : il semble qu’on va se heurter : c’est que personne ne veut sortir du chenal. Enfin nous avons passé ; nous sommes en mer : on le sent déjà au balancement d’abord presque insensible des vagues. Longtemps l’œil suit le cours du Mississipi se prolongeant au sein du golfe, et formant une traînée blanchâtre qui finit par se perdre à l’horizon.

J’ai vu le Canada, je vais voir l’île de Cuba, et, j’espère, le Mexique. Ces trois pays sont appelés à faire tôt ou tard partie de l’Union américaine. Le Canada, qui est en ce moment bien gouverné, s’y adjoindra le dernier ; mais que ce soit pour elle un avantage ou un danger, Cuba et le Mexique ne tarderont pas beaucoup, par la force des choses, à tomber sous les lois de l’envahissante république. Ainsi cette seconde partie de mon voyage se lie à celle que je viens d’achever : visiter Cuba et le Mexique, c’est encore voyager dans les États-Unis, dans les États-Unis de l’avenir.


J.-J. AMPERE.

  1. Selon M. Élie de Beaumont, les branches du Nil ne s’allongent pas en moyenne de plus de 4 mètres par an. [Leçons de Géologie pratique, t. Ier, p. 471.)