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les zigzags les plus inattendus, échappent aux mains qui cherchent à les arrêter au passage et à les empêcher de tomber dans le fleuve, ce qui arrive quelquefois. La tâche est difficile et un peu périlleuse, car un ricochet de cette avalanche est bon à éviter. Un nègre se signale par son adresse et son audace dans ce genre d’exercice, et surpasse de beaucoup sous ces deux rapports les blancs qui travaillent avec lui. Parfois cette opération se fait dans les ténèbres, éclairées seulement par des torches de résine, dont la flamme se reflète dans les eaux, ou bien l’on s’arrête la nuit pour embarquer du bois, ce qui s’opère avec une extrême rapidité. Pendant ce temps, des nègres tiennent une perche au bout de laquelle est une grille portant des charbons enflammés, très semblable à ce que les Arabes appellent un maschalla, et que j’ai vu au bord du Nil éclairer de reflets rougeâtres des visages aussi noirs que ceux qui m’entourent sur les rives de l’Alabama.

C’est quelque chose de curieux que ces chargemens de coton sur les rives de ce fleuve solitaire, au milieu des bois, que l’industrie et le commerce apparaissant ainsi tout à coup dans ces lieux qui ne sont pas encore défrichés. Ce contraste est la poésie de l’Amérique actuelle ; ce n’est plus l’immensité déserte des grandes forêts primitives qu’on venait y chercher il y a vingt ans, ce n’est pas encore la civilisation purement prosaïque telle qu’on la trouvera ici dans vingt autres années : c’est un état intermédiaire qui fait flotter devant l’imagination un souvenir de la vie sauvage et un pressentiment de la vie policée. Celle-ci, aperçue dans les espaces indéterminés de l’avenir, peut exciter la rêverie, comme la première, imaginée dans un passé inconnu.

Assis à l’avant du bâtiment, je contemple les teintes dorées de la lumière dans le ciel et sur les eaux, et le rivage, doré lui-même par les reflets du couchant : ces teintes me semblent déjà moins dures qu’elles n’étaient dans le nord, et aussi vives. Je n’entends que le bruit des roues et le frémissement de la machine, dont la respiration, saccadée comme celle d’un homme occupé à un travail violent, retentit seule dans le silence universel, et jette à travers l’espace muet un bruit monotone que me renvoie l’écho des grandes plaines inhabitées.

Toujours la négligence américaine ! Comme nous nous servons de bois pour chauffer, il sort de la cheminée une colonne d’étincelles qui, la nuit, font un assez bel effet, mais qui pourraient causer quelque malheur sur un bateau chargé de coton. Plusieurs fois des balles ont commencé à prendre feu, par hasard il s’est trouvé là quelqu’un, et le feu a été éteint, mais personne n’est chargé d’y veiller, et certainement chacun n’endormira pas moins très tranquillement cette nuit.

Qu’on a de peine à atteindre le midi ! Quand le soleil brille, je sens