Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/1205

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

russes et les piesnas illyro-serbes. Ici et là, c’est la même base, l’histoire nationale, le même genre d’allégories, les mêmes invocations aux astres et à toute la nature. Les héros de kioev parlent aussi, comme ceux du Danube, à leurs chevaux, qui répondent souvent en prophètes. Comme les Serbes s’assemblent sous leurs tchardaks ou belvédères aériens, ainsi les Russes font salon dans leurs tèrèmes dorés. Comme on voit dans Kircha le goloï Chap David (Chap David le Nu), de même Vuk nous montre son Dalmate golotrbo Ivo, le guerrier Ivo ventre nu. Se découvrir le haut du ventre pour l’endurcir et se rendre plus apte aux fatigues de la guerre, c’est encore aujourd’hui un usage monténégrin. Comme Belgrad est la ville blanche, la ville solaire, de même Moskou est appelé Belo-kamennaïa, la cité aux blancs remparts. Comme les voïevodes serbes, les héros russes voyagent aussi la nuit à la lueur de diamans qui éclairent d’eux-mêmes (po kamenïu samo tsvïetnomu), pareils à des étoiles fixées au haut de leur kalpak.

Ce qui choque toutefois dans les chants des moujiks, c’est leur incorrigible égoïsme, leur culte pour l’argent et l’intérêt privé. La fiancée russe se compare à un canard sauvage qui va quitter une froide contrée où il a peur de geler, pour s’en aller vers un climat plus chaud où il sera à l’abri des rigueurs de l’hiver. La femme serbe a plus de fierté et plus d’élan. Elle n’a pas besoin de chaleur : son âme en renferme assez ; mais elle et son fiancé sont deux paons, mâle et femelle (paun et paunitsa). « Tous deux s’avancent d’un pas superbe, dit la piesna, pour être fiancés. Le paun marche devant en se balançant avec grâce, et derrière lui marche sa paunitsa, rayonnante comme un astre. Le jeune paon se retourne, le jeune paon, le beau Ranko, pour voir si sa promise le suit, sa promise, la belle Marie. »

En résumé, considérés comme marbre brut, comme mine de poésie naturelle, les chants des gauslars sont d’un prix inestimable. Expression d’un système intermédiaire entre l’état patriarcal primitif et l’état moderne, occupant le milieu entre la vie nomade et guerrière et la vie des peuples purement industriels, cette poésie et cette société sont essentiellement champêtres. Elles respirent une sorte de naïveté enfantine et de sensualité innocente, dont jusqu’ici on avait pu croire que les anciens Grecs avaient emporté le secret avec eux dans la tombe. Elles ont pour trait distinctif une absence de travail, une spontanéité qui ne saurait jaillir que des natures restées primitives, « Quoi, vous autres, vous composez laborieusement vos chansons ! Les nôtres sortent toutes faites de nos cœurs ; elles se chantent d’elles-mêmes à nos oreilles, » s’écrie dédaigneusement Kolar dans une ballade envoyée à l’adresse des niemtsi, c’est-à-dire des Occidentaux.