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Karavlachie et la Karabogdanie (Valachie et Moldavie), et tout le Banat jusqu’au Danube. À Bogdan sont échues les plaines de Syrmie, les rives de la Save et la Serbie, depuis Ujilsa jusqu’à Belgrad. Quant à Belgrad même, les deux frères se la sont partagée. Mitar a gardé la ville basse avec la forte tour Neboicha ; Bogdan a pris pour lui la ville haute avec la belle église de Rujitsa. Tout cela conclu, les deux frères se sont brouillés pour une bagatelle, pour un faucon gris et un coursier bai. Mitar les réclame, et Bogdan s’obstine à ne pas les lui céder.

« Le lendemain, au lever de l’aurore, Mitar se dispose à partir pour la chasse. Il selle le cheval bai, prend avec lui le faucon gris, et, quittant sa fidèle épouse, il lui dit : Mon Angelïa, il faut qu’aujourd’hui tu m’empoisonnes mon frère, sinon n’attends plus mon retour. La pauvre Angelïa, interdite à ces mots, s’assied solitaire, et se met à réfléchir tristement au crime horrible qui est exigé d’elle. Elle tourne et retourne dans son esprit mille moyens de sortir d’embarras. Enfin elle se lève pour aller chercher la grande coupe d’or massif qu’elle a apportée de chez son père, et qui ne lui sert qu’à célébrer chaque année la fête de ses ancêtres. Elle la remplit de vin vermeil, puis elle la porte à son beau-frère, se prosterne devant lui jusqu’à terre, baise le bas de son manteau, et lui dit : Frère d’adoption, accepte ce présent de ma part, et donne-moi en retour le faucon gris et le cheval bai. Le beau-frère attendri lui accorde sa demande.

« Cependant Mitar chasse toute la journée dans les montagnes, sans pouvoir rien prendre. Vers le soir, il arrive devant un lac vert et profond, où nage une belle poule d’eau aux ailes dorées. Mitar lance contre elle son faucon gris, mais la poule d’eau, loin de se laisser prendre, estropie le faucon et lui casse son aile droite. Le pauvre oiseau se débat et va se noyer dans le lac. À cette vue, Mitar se jette à l’eau, il nage vers son faucon gris, et le rapporte sur le rivage en disant : Mon faucon chéri, que vas-tu devenir sans ton aile ? Le faucon lui répond en gémissant : — Je vais devenir, hélas ! privé de mon aile, ce que devient un frère privé de son frère.

« Ces mots frappent Mitar au cœur. Il se souvient de l’ordre cruel qu’il a donné à sa femme, et, s’élançant sur son cheval bai, il vole d’un trait jusqu’à Belgrad, pour tâcher de trouver son frère encore en vie… Au passage d’un pont, son cheval s’embarrasse dans des planches, et se casse les deux jambes de devant… Sans s’arrêter un instant, Mitar continue à pied sa course, et, en arrivant dans les bras de son épouse, il s’écrie d’un air effaré : Ma fidèle Angelïa, m’as-tu empoisonné mon frère ? — Je ne l’ai point empoisonné, répond Angelïa, mais je l’ai réconcilié avec toi. »


On peut hardiment affirmer que c’est l’amitié de frère à frère ou de frère à sœur qui fait le fond des plus belles, des plus dramatiques piesnas serbes, parmi lesquelles la Sœur et ses neuf Frères mérite assurément une des premières places.


« Une mère, a eu neuf fils, et un dixième enfant, une fille, la belle Ielitsa. Quand la jeune fille a été en âge de mariage, beaucoup de prétendans sont venus la demander. L’un était ban, l’autre général, le troisième était d’un